Aly Tounkara, directeur du centre des études sécuritaires et stratégiques au sahel (CE3S) : « Une paix durable nécessite forcément une implication massive et réelle des Maliens »

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Les chefs d’Etats des pays membres du G5 Sahel et leurs partenaires se sont réunis le 15 et 16 février dernier à N’Djamena, à l’invitation conjointe de la Mauritanie et du Tchad, pour examiner la situation au Sahel et faire un bilan des engagements consentis collectivement lors du sommet de Pau, le 13 janvier 2020. Au cours de ce sommet, plusieurs annonces ont été faites dont l’envoi de 1 200 troupes tchadiennes dans la zone dite des « trois frontières », la non réduction de la force Barkhane par Emmanuel Macron et l’arrivée de la force Takuba. Une semaine après le sommet de N’Djamena, Dr. Aly Tounkara, directeur du Centre des Études sécuritaires et stratégiques au Sahel (CE3S) livre son analyse.

Mali-Tribune : Avec l’envoi de 1 200 soldats tchadiens dans la zone des trois frontières pour lutter contre le terrorisme, faut-il s’attendre à la décapitation des groupes djihadistes qui opèrent dans cette zone ?

Dr. Aly Tounkara : L’envoi des troupes tchadiennes dans les trois pays (Mali, Niger et Burkina) dans la partie Liptako Gourma pourrait être diversement apprécié. Pour certains, un tel envoi pourrait aider les armées des trois pays de se galvaniser davantage, se restructurer même de se renforcer sur le plan psychologique et militaire. Les troupes tchadiennes, avec les trois armées pour certains observateurs, pourraient permettre d’obtenir des résultats probants.

Dans le même temps, certains se demandent sur les modalités d’emplois de ces militaires tchadiens, les différents coûts afférents quant à leurs maintiens dans les trois pays. N’est-t-il pas nécessaire d’allouer cet argent aux trois pays concernés afin que leurs armées puissent s’équiper davantage pour satisfaire les besoins ? Au lieu d’envoyer des troupes supplémentaires, il fallait mésuser les conséquences d’un tel envoi en termes de pertes en vies humaines et même une sorte de frustration vis-à-vis des communautés. Nous ne voulons pas que ces différentes formes de violence ne fassent pas uniquement appel à des réponses militaires mais à plusieurs choses.

Mali-Tribune : Partagez-vous l’avis du ministre mauritanien de la Défense qui pense que l’arrivée de ses soldats serait très bénéfique pour bouter les terroristes hors du Sahel ?

Dr. A. T. : On ne peut pas faire des affirmations de ce genre. Le terrorisme est un phénomène qui s’est ancré dans la durée. L’extraire du Sahel demandera plus de temps encore. Difficilement on peut soutenir l’idée selon laquelle d’ici le prochain sommet, les trois pays pourraient tourner dos au terrorisme. Mais deux hypothèses restent plausibles : un recul des actions terroristes de grande ampleur pourrait être constaté ou le statuquo. On assistera à quelques incursions de la part des groupes radicaux violents mais sans pour autant porter des coups dures aux armées des trois pays ou aux populations des trois pays concernés.

Mali-Tribune :   Est-ce que la visite des chefs d’Etats en France a pesé dans la balance pour qu’Emmanuel Macron renonce à son projet de réduction de la force Barkhane ?

Dr. A. T. : Le renoncement à la réduction du nombre des militaires français intervenant dans le cadre de la force Barkhane serait plutôt lié à deux hypothèses. La première, Macron attendait de voir l’impact des troupes tchadiennes sur le théâtre des opérations. Dans le même temps, la force Takuba, qui commence à poser ses valises lorsque ces deux forces vont avoir des résultats probants aux yeux du président Macron dans le cadre de la lutte contre les groupes terroristes. Il pouvait penser à un retour progressif des militaires français dans le Sahel. La deuxième hypothèse qui pourrait amener Emmanuel Macron à revoir cette position, c’est que tout va dépendre de la latitude qu’aura l’opinion publique française vis-à-vis de ces militaires dans le Sahel. N’oublions pas que ce sont les contribuables français qui ont élu le président Macron. Lorsqu’ils sont retissants à ce que les troupes soient maintenues au Sahel pour des raisons électoralistes Macron ne va pas hésiter de satisfaire une telle doléance.

Mali-Tribune : Christian Cambon, le Président de la Commission des Affaires étrangères et de la Défense du Sénat est convaincu que le dénouement de cette crise ne sera pas militaire, mais plutôt politique et ne pourra être que du ressort des Maliens eux-mêmes. A-t-il raison ou tort ?

Dr. A. T. : Nous sommes d’accord que les partenaires qui sont au chevet du Mali aujourd’hui remplissent une fonction vitale dans le cadre d’un retour à une paix durable. Mais aucunement ces partenaires ne peuvent instaurer cette paix durable. Arriver à une paix durable va forcément nécessiter une implication massive et réelle des Maliens. De prime bord, les autres partenaires peuvent venir en aide aux Maliens. Quand on regarde toute la complexité de l’insécurité au Centre et au Nord du Mali, effectivement les dynamiques locales souhaiteraient que les réponses locales soient apportées, réfléchies et proposées par des Maliens et non par d’autres partenaires. Malheureusement, jusqu’ici on se rend compte que certes des réponses ont été apportées par l’ancien Président IBK et sont toujours en cours d’être apportées. Ces réponses ne sont pas suffisamment soutenues par les efforts du terroir. Aujourd’hui, quand on échange avec ces communautés en proie à l’insécurité, elles diront que pour arriver à une paix durable qu’elles doivent être impliquées. Il faut que ces communautés du monde rural soient réellement impliquées dans la définition de l’offre et de la demande de sécurité. Sans elles, on risquerait toujours de proposer des solutions biaisées qui ne tiennent pas compte des logiques du terroir.

Mali-Tribune : Peut-on affirmer que le Sahel est une poudrière ?

Dr. A. T. : Le Sahel est une appellation qui reste confuse. Il est confronté à des défis qui sont en constante changement. Ces défis sont caractérisés par sa complexité. Les problèmes qui se posent aujourd’hui au Sahel, sont des problèmes transnationaux. On ne peut pas qualifier cette partie de poudrière, mais il faut l’intégrer suffisamment dans l’analyse de cette crise à des causes et d’effets surtout le spectre du continent. Dans le même temps, en matière de sécurité et de stabilisation mais aussi sur la question de développement, de résilience et de gouvernance sommes-nous en face des enjeux et défis ? Vouloir réduire tout un espace aussi complexe et dynamique en une seule expression me paraît un peu réducteur.

Propos recueillis par

Ousmane Mahamane

(Stagiaire)

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