Quel Etat, ici et maintenant ?

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Le « mal malien » que l’on vit actuellement trouve son origine dans l’affaiblissement de l’Etat, la dilution de sa pertinence et l’extinction subséquente de son autorité. Raison pour laquelle là où le Mali échoue de nos jours, le Burkina, lui, réussit. Lancer le débat sur la question de l’Etat ici et maintenant devient dès lors une œuvre de haute portée patriotique.  Pour ce faire, nous avons choisi de publier en 3 parties une communication de M. Ibrahim Boubacar Keïta (alors Premier ministre du Mali et Président de l’ADEMA), présentée au colloque du Comité Afrique de l’Internationale Socialiste, tenu à Dakar en janvier 1999 sur le thème « Gouvernance et cohésion sociale ». Remarquable d’actualité, cette communication présente en outre l’intérêt de mettre en évidence deux incommensurables gâchis pour le Mali et pour l’Afrique : celui découlant de la rupture au moins apparente de l’attelage Alpha Oumar Konaré – Ibrahim Boubacar Keïta, ainsi que celui inhérent à la crise actuelle de l’Ecole malienne, notamment dans l’Enseignement supérieur.

I- La double problématique de l’Etat

La décennie 90 aura été le théâtre d’un battage médiatique savamment orchestré sur la mondialisation. Une véritable campagne de lavage de cerveaux s’est évertuée à la présenter, à l’échelle planétaire, comme relevant d’une fatalité incontournable, comme matérialisation du triomphe du néolibéralisme outrancier érigé en pensée unique, voire comme l’étape ultime du développement des sociétés.

La révolution technologique en matière de communication, la baisse considérable du coût des transports et le libre-échange illimité auraient fini de transformer le monde entier en un marché unique (Remarquons toutefois, pour reprendre les propos particulièrement pertinents du Doyen, le Professeur Ki Zerbo, que ce dernier est loin d’être un marché commun). Et par conséquent, les citoyens (salariés, entrepreneurs comme actionnaires) et les Etats n’auraient plus d’autre choix que de s’adapter à ce marché, c’est-à-dire en réalité de se départir de toute volonté qui pourrait aller à l’encontre de ses injonctions anonymes.

Aujourd’hui cependant, les choses gagnent en clarté. Les récentes crises financières, d’abord de l’Asie, ensuite, plus actuellement, du Brésil, ont été la démonstration éclatante que, si les marchés financiers sont de nos jours hautement intégrés, si les technologies sont transférées à des rythmes inimaginables il y a seulement 10 ans, et les gouvernements plus que jamais liés par des accords multilatéraux, l’autre face de la mondialisation-globalisation, telle que ses managers entendent l’organiser, n’en est pas moins perceptible : Elle est aussi, au nom des exigences de la concurrence des technologies et de l’accélération débridée de la succession des innovations, stratégie (également globale) d’attaques frontales contre les Etats nationaux et contre le monde du travail, les deux aboutissant à la rupture des cohésions sociales qui ont, jusqu’ici et tant bien que mal, marqué l’après-guerre : Affaiblissement des pouvoirs publics nationaux, progressions du chômage et de l’exclusion dans les pays industrialisés, précarité du développement des pays bénéficiant des délocalisations, marginalisation et appauvrissement accrus des Pays en Voie de Développement, dilutions des identités nationales dans une uniformisation culturelle sans précédent, élimination de la notion de solidarité dans les relations internationales.

Par suite, au lieu de l’optimisme qui aurait dû être de rigueur à l’annonce des bienfaits attendus de la mondialisation, l’humanité entière envisage désormais son avenir avec une angoisse jamais égalée, rappelant étrangement celle des années 30.

C’est dire toute la pertinence et toute l’actualité du thème de la présente session : "Gouvernance et cohésion sociale", dont tout l’intérêt sera ainsi :

   – Premièrement : de poser la double problématique de l’Etat : face à la mondialisation d’une part, et d’autre part, face aux défis récurrents de la transition démocratique en cours dans l’Afrique subsaharienne entière et du développement. Tout le monde , même les Institutions de Bretton Woods désormais, s’accordant en effet à penser que sans Etat il ne saurait y avoir de transaction sécurisée, il ne saurait, en un mot, y avoir de marché.

   – Deuxièmement : de fonder la légitimation de cet Etat sur son aptitude à gérer les ressources et les institutions au mieux de l’intérêt des populations. Bref, sur ce qui est passé dans le vocabulaire politique sous le vocable de bonne gouvernance

   – Troisièmement enfin, de réaffirmer qu’en Afrique comme dans le reste du monde (ce qui prouve, si besoin en était, l’ardente actualité des valeurs éthiques qui fondent la philosophie de notre famille politique), le capital humain reste en définitive l’élément primordial et déterminant. C’est donc sur lui qu’il faut miser en premier chef.

Le rôle de l’Etat :

La mondialisation, c’est en effet plus que la seule internationalisation (des échanges de biens et services), plus que la seule multinationalisation (des transferts de capitaux). C’est surtout la globalisation de l’ensemble du processus de conception, de développement, de production, de distribution et de consommation des biens et services, sous l’emprise de firmes géantes. Apparaît alors et se développe l’entreprise-réseau mondial.

C’est assurément une étape nouvelle du développement du capitalisme, la fin du capitalisme industriel national, qui voit l’économie tendre à s’émanciper des pouvoirs politiques nationaux et passer entre les mains de réseaux planétaires de firmes géantes, seules structures capables à ce jour de se mondialiser.

Ainsi s’annoncerait l’ère d’une économie post-nationale. Avec la fin du national en tant que lieu de pertinence stratégique pour les acteurs socio-économiques. S’ébaucherait donc un paradigme nouveau de dégradation graduelle et de disparition tendancielle des principes, systèmes et structures qui fondent l’Etat : Etat national, économie nationale, éducation nationale, monnaie nationale, culture nationale, législations sociales nationales, etc..

Si, à la fin des années 80, Francis Fukuyama avait annoncé la "fin de l’histoire", la mondialisation, elle, scellerait en quelque sorte la triple fin du politique, du national et du social, le primat de l’économique avec le diktat de la loi de l’offre et de la demande à l’échelon planétaire.

Reconnaissons-le : de plus en plus, face à la mondialisation, les citoyens perçoivent une certaine impuissance du politique à peser sur le cours des choses.

Il urge donc de réhabiliter le politique. La mondialisation n’est pas neutre, malgré ce que certains voudraient nous faire croire. Bien au contraire. Elle a une charge idéologique qui répand une logique d’inégalités sur toute la planète, maximise le revenu du capital, pénalise celui du travail, rend l’emploi précaire, liquide les classes moyennes, désarticule les nations, favorise la promotion de mégapoles au détriment des territoires (on parle de plus en plus d’économie d’archipel). Le tout au nom de litanies sur la sacro-sainte compétitivité. Au nom de la mondialisation de la concurrence par la haute technologie, elle pousse à une individualisation extrême. Mme Margaret Tatcher disait ainsi n’avoir la moindre idée de ce qu’était la société, ne connaissant que des individus.

Et réhabiliter le politique passe par la réhabilitation de l’Etat. Ce dernier doit rester le centre de gravité des compromis sociaux, le lieu d’arbitrage du dialogue social, le ciment de la cohésion sociale. Il doit se réformer, c’est indiscutable, se départir des fonctions pour lesquelles il n’est pas fait, même celles à l’exercice desquelles il fut historiquement contraint, la fonction de production notamment. Ce désengagement doit toutefois se faire à un rythme conforme à l’intérêt national. Et, en aucune façon, l’Etat ne doit renoncer à sa fonction de régulation économique et sociale. Car c’est cette dernière qui garantit la cohésion sociale.

Cela est encore plus vrai dans les conditions particulières des pays en voie de développement. Tout en favorisant l’émergence positive d’autres acteurs (collectivités territoriales, secteur privé), l’Etat doit rester le vecteur du développement. Et s’opposer à toute action visant à son démantèlement ou à une désarticulation ayant pour but véritable son dépérissement. La crise qui affecte l’Etat africain postcolonial ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt. Il faut être très clair : Plus que jamais nous avons besoin de l’Etat, notamment pour impulser les politiques cohérentes de développement



III- La bonne gouvernance

A la fin des années 80, est apparu dans la littérature des institutions de Bretton Woods un concept nouveau, celui de la gouvernance. Les résultats obtenus par les différents programmes d’ajustement structurel étant alors plutôt décevants, la "bonne gouvernance" fut préconisée pour accompagner l’ajustement et pallier ses insuffisances.

Ce concept a suscité, aussitôt, une polémique nourrie mais aujourd’hui largement dépassée; Parce que le vent de démocratisation, qui soufflait à la même période sur le continent africain, contribua à donner au concept un contenu plus concret, levant par là toute équivoque. Loin d’aboutir à un "Etat mou", sans autorité, ballotté au gré des forces du marché, il s’agit pour nous d’une éthique de gestion de l’Etat et de ses ressources fondée sur une administration efficiente, la transparence, l’Etat de droit et la participation populaire au développement.

Il semble aujourd’hui établi qu’une des tâches principales et urgentes de nos Etats est d’opérer la rupture, d’une part, avec toutes les formes d’autoritarisme qui ont occasionné ou continuent de rendre possible l’avortement des créativités locales, et d’autre part, avec toutes ces dérives de l’interventionnisme étatique à cause desquelles l’on parlait d’Etat prédateur, d’Etat neo-patrimonial, ou même de kleptocratie.

Le processus de démocratisation devra s’attacher à établir un lien explicite entre démocratie et économie, une corrélation entre bonne gouvernance et développement, en engageant les réformes aptes à promouvoir une gestion efficace des ressources et une mise en place d’institutions crédibles.

Concrètement, la bonne gouvernance conduit entre autres à la refondation de l’Etat, la décentralisation, une justice indépendante et responsabilisée, l’émergence d’une société civile forte et organisée et la promotion des PME et PMI.

            – Une refondation de l’Etat, le débarrassant de ses lourdeurs bureaucratiques et de ses interventions intempestives. Un Etat ainsi allégé remplirait mieux ses fonctions régaliennes ainsi que sa mission de régulation économique et sociale.

            – Une décentralisation poussée pour un meilleur ancrage démocratique, une plus grande appropriation par le citoyen du développement local, mais aussi pour une plus grande mobilisation des ressources nationales.

Au cœur de la problématique de la bonne gouvernance, il y a incontestablement la décentralisation. Aussi l’ADEMA-PASJ et le gouvernement du Mali, suivant en cela les recommandations de la Conférence Nationale et les directives claires du Président Alpha Oumar Konaré, ont pris une option ferme pour la décentralisation.

Aujourd’hui, grâce à une communication sociale originale fondée sur l’action de Groupes Régionaux et Locaux d’Etudes et de Mobilisation, grâce également à des concertations villageoises et intervillageoises menées deux années durant dans les 11 000 villages et fractions que connaît le Mali, le train de la décentralisation est en marche, et la loi de communalisation totale du territoire national rend désormais le processus irréversible.

Les élections municipales à venir seront ainsi un temps fort de la réforme en cours, qui porte le nombre de communes, de 19 initialement, à 701. Ainsi il n’y aura pas 1 centimètre carré de territoire qui ne soit administré par un conseil municipal.

            – Une justice indépendante et responsabilisée

Pilier de l’Etat de droit, de la paix sociale et aussi de la sécurité indispensable aux investissements prives, la justice doit pouvoir répondre aux exigences de l’éclosion des libertés. L’harmonisation du droit des affaires est aussi un outil indispensable à l’intégration sous régionale et régionale. Il convient ainsi de saluer ici les efforts et le travail fabuleux déjà réalisés par l’OHADA.

Les Etats africains doivent donc poursuivre leurs efforts de réorganisation de leurs systèmes judiciaires, de renforcement du cadre normatif, de formation des acteurs de justice et de dotations en moyens matériels et financiers.

Rien ne doit être épargné pour poursuivre les chantiers de reforme de la justice, afin de consolider les acquis démocratiques encore fragiles, assurer la sécurité et conforter l’environnement propice au développement, en instaurant ou en restaurant la confiance, facteur essentiel de la cohésion sociale. Confiance entre citoyens, entre citoyens et Etat. Confiance en l’avenir.

             – L’émergence d’une société civile forte et organisée.

L’impact du changement de régime politique malien, depuis l’adoption de la constitution de 1992 et l’avènement de la troisième république, s’est ainsi traduit par un fort développement des initiatives non gouvernementales et associatives. Plus de 4 000 associations et 500 ONG sont actuellement recensées au Mali.

Mais au delà, nous sommes convaincus que l’émergence de la société civile est la caractéristique première du paradigme démocratique nouveau. Toute initiative visant à l’impliquer dans la vie publique serait salutaire, car elle permettrait de pallier aux dérives de la démocratie représentative, telles qu’actuellement constatées, même dans les plus vieilles démocraties. Pour quoi au Mali, les concertations régionales et nationales sont en passe d’entrer dans les moeurs politiques du pays. Non pas pour empiéter en quoi que ce soit sur les prérogatives des institutions républicaines, mais au contraire pour participer à leur revitalisation.

Ainsi se tient actuellement au Mali un Forum Politique National ayant pour objectif la relecture consensuelle des textes fondamentaux de la République. Ce qui permettra au Législateur de prendre en compte les préoccupations majeures de toutes les composantes de la nation.

– La promotion des PME et PMI

Dans les pays industrialisés comme dans les pays du tiers-monde, il s’établit de plus en plus que les PMI/PME sont les voies les plus pertinentes de résorption du chômage, la concurrence par la compétition technologique entre firmes géantes aboutissant finalement à ce qu’on appelle déjà la "jobless growth" , la croissance sans emploi.

Plus profondément, les PME/PMI sont aussi nécessaires pour réinventer le rôle social de l’entreprise. Celle-ci, de plus en plus soumise à une dérive utilitariste, doit en effet redécouvrir le sens de l’intérêt collectif de ses activités.

La bonne gouvernance, confère donc à l’Etat sa pertinence et sa crédibilité. Par là même, elle participe à sa réhabilitation. Elle devient ainsi un facteur essentiel de cohésion sociale.

Pour conclure

Il serait absurde de jouer le rôle d’arrière-garde dont ont fait montre, au 18e et 19e siècles, les pourfendeurs de la révolution industrielle. Et de rejeter en bloc la mondialisation.

La mondialisation ouvre pour l’humanité des perspectives sans précédent, notamment en matière de diffusion de la technologie.

Nous mêmes, en Afrique, à condition d’avoir une bonne politique de promotion de ressources humaines, pourrions mettre à profit les gigantesques avancées technologiques actuelles pour écrire de nouvelles pages dans notre lutte pour le développement.

Désormais en effet, le capital humain prend le pas sur le capital physique. Le marché actuel est plus un marché de savoir faire que de matières premières. La compétition entre les nations pour attirer les investissements directs est de plus en plus évaluée par le niveau technologique atteint par leurs populations.

Et nous vivons une ère où l’influence de l’éducation et des connaissances techniques devient primordiale. De ce point de vue, le siècle qui s’annonce sera impitoyable pour les emplois non qualifiés. Nul ne sera convié au banquet qui ne l’aura mérité. Le siècle qui s’annonce sera un siècle de l’excellence. Un siècle qui ne souffrira pas la médiocrité. Il en résulte pour nous une double exigence . 

Il nous faudra réformer notre école dans le sens de l’élargissement de l’éducation de base mais, en même temps, veiller à une formation de pointe pour que nous ne restions pas à quai, regardant s’éloigner à grande allure le train du savoir.

Parmi donc les priorités actuelles de l’Afrique, comme nous l’aborderons certainement dans la troisième session de notre réunion, l’éducation, la formation et la recherche scientifique devront figurer en bonne position.

Ibrahim Boubacar KEITA

Ancien Premier ministre du Mali

 

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