L’Afrique face a l’intelligence artificielle : Enjeux d’appropriation stratégique

22 Juillet 2025 - 13:56
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L’Afrique face a l’intelligence artificielle : Enjeux d’appropriation stratégique
Tidiane Togola

Adoptée à Accra en juillet 2024 lors de la 45e session ordinaire du Conseil exécutif de l’Union africaine, la Stratégie continentale sur l’intelligence artificielle marque un tournant politique majeur.

 Pour la première fois, l’Afrique se dote d’un cadre commun pour orienter, encadrer et accélérer le développement et l’usage de l’intelligence artificielle sur l’ensemble du continent. Ce document, élaboré sous la coordination de la Commission de l’Union africaine avec l’appui de l’Unesco, de la CEA, de l’Auda-Nepad et d’experts des Etats membres, inscrit clairement l’IA dans les trajectoires de transformation définies par l’Agenda 2063 et les Objectifs de Développement durable.

La stratégie s’articule autour de cinq grands axes d’intervention : tirer pleinement parti des avantages de l’IA pour le développement, renforcer les capacités techniques et humaines, réduire les risques et les effets néfastes, stimuler les investissements publics et privés, et encourager la coopération régionale et internationale.

Quinze domaines d’action y sont déclinés, allant de la gouvernance réglementaire à l’innovation, en passant par l’éthique, les données, les infrastructures, la souveraineté technologique et les écosystèmes de startups.

Ce cadrage global, cohérent dans sa conception, arrive à un moment où l’Afrique est confrontée à une double injonction : saisir les opportunités de l’IA comme levier de développement endogène, tout en évitant les dérives liées à une adoption précipitée ou non contextualisée. C’est à cette articulation que cette note entend contribuer.

Une stratégie fondatrice, mais encore trop uniforme face à la diversité des réalités africaines

L’un des mérites indiscutables de la stratégie est de dépasser la technicité pure pour aborder l’IA comme un enjeu de souveraineté, d’équité et de gouvernance. L’accent mis sur l’inclusion, les valeurs africaines, la diversité linguistique ou les droits humains reflète une volonté forte d’adapter les technologies aux réalités du continent.

Mais cette vision demeure structurée selon une approche relativement uniforme. Or l’Afrique est traversée par des disparités profondes en matière d’infrastructures, de compétences, de législation ou de maturité numérique. Une stratégie réellement efficace aurait gagné à proposer une typologie opérationnelle des pays selon trois profils : États matures, États en transition, États en fragilité structurelle ou politique. Cela aurait permis de hiérarchiser les priorités et d’adapter les calendriers d’action en fonction des capacités et des contraintes spécifiques.

 Un déficit de mécanismes contraignants et de suivi indépendant

La stratégie repose sur un ensemble de recommandations aux Etats membres, aux partenaires techniques, au secteur privé et à la société civile. Mais elle ne prévoit ni obligations claires, ni dispositifs de suivi contraignants. L’expérience de nombreux cadres africains antérieurs (DTSfA, STISA, CESA 16-25) montre qu’en l’absence de gouvernance forte, l’ambition stratégique tend à se diluer.

Il est donc urgent que l’Union africaine accompagne la stratégie d’un instrument opérationnel de suivi-évaluation. La création d’un Observatoire africain indépendant de l’intelligence artificielle, placé sous l’autorité de la Commission de l’UA mais doté d’autonomie analytique, permettrait de documenter les progrès réels, d’identifier les écarts, et de proposer des réajustements. Cet organe pourrait produire un indice panafricain de maturité IA, croisant infrastructures, réglementation, formation et impact sociétal. La redevabilité est aujourd’hui le maillon manquant de cette stratégie.

 L’infrastructure et la gouvernance des données : deux angles morts de la souveraineté numérique

La Stratégie reconnaît l’importance de l’électricité, de la connectivité, des centres de données, du Cloud Computing et de l’Internet des objets. Mais elle les traite comme des préalables techniques, alors qu’il s’agit de leviers géopolitiques majeurs. Le contrôle des infrastructures critiques, la localisation des données, la maîtrise des couches logicielles et l’interopérabilité des systèmes ne peuvent être laissés aux seuls acteurs privés ou aux partenariats extérieurs.

La stratégie gagnerait à être articulée de façon plus explicite à la Convention de Malabo sur la cybersécurité et la protection des données personnelles (adoptée en 2014, entrée en vigueur en 2023), ainsi qu’à la Stratégie de transformation numérique pour l’Afrique (DTSfA). Une IA souveraine nécessite une gouvernance cohérente et intégrée des données, des standards de sécurité régionaux, et un encadrement des infrastructures numériques critiques. Ce n’est pas un point technique, c’est une condition de viabilité politique à long terme.

 Recentrer la stratégie sur les innovateurs africains et les territoires

Le texte évoque l’importance des startups, des hubs technologiques, de la recherche et de l’innovation. Mais il ne propose aucun dispositif spécifique pour leur accompagnement. Or ce sont ces acteurs - développeurs, chercheurs, jeunes entreprises, diasporas technologiques - qui expérimentent au quotidien des cas d’usage concrets, souvent dans des environnements contraints.

L’Union africaine devrait accompagner la stratégie par la création d’un mécanisme d’appui ciblé à l’innovation IA africaine, avec un accès facilité aux marchés publics, des financements d’amorçage, des plateformes de données ouvertes, et des "bacs à sable réglementaires" dans des secteurs pilotes comme la santé, l’éducation ou l’agriculture. L’IA ne doit pas être une injonction descendante. Elle doit être un processus enraciné, itératif, inclusif.

L’heure n’est plus à la formulation. Elle est à l’architecture d’exécution

La Stratégie continentale sur l’intelligence artificielle est un cadre politique de référence. Mais elle ne produira d’impact qu’à la condition d’être concrètement traduite dans les politiques nationales, les institutions, les investissements, les formations, les normes. L’Afrique ne pourra pas négocier sa place dans la gouvernance mondiale de l’IA si elle ne démontre pas sa capacité à déployer une IA utile, éthique et souveraine.

Il est temps de bâtir une intelligence artificielle qui ne nous soit pas seulement accessible, mais qui soit façonnée par nous, pour nous, et en dialogue avec le monde. Une IA qui parle nos langues, traite nos données avec responsabilité, renforce nos systèmes éducatifs et nos services publics. Une IA qui ne reproduit pas nos vulnérabilités, mais qui nous aide à les dépasser.

Tidiani Togola

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