Foncier : L’héritage empoisonné

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Colonisation, traditions, religion. Trois législations se disputent le marché de la terre en Afrique et font régner la loi du plus fort. Que disent les campagnes ?

Dans les malles des colons français, il y avait parfois des cadeaux empoissonnés. L’article 544 du code civil français, stipulant le titre de propriété privée, “absolu, exclusif, perpétuel”, que l ‘on entendait appliquer sur les terres africaines, faisait partie du lot.

Absolue l’appartenance d’une terre alors que dans certaines langues vernaculaires, il n’existe même pas de nom pour exprimer la topographie ? Exclusive la propriété quand dans la majorité des pays d’Afrique de l’Ouest, ce n’est pas un individu mais un groupe du même lignage qui possède la terre ?

“Avant d’être le bien d’un particulier, la terre est d’abord un bien de la communauté,” rappelle ce chercheur. “L’individu n’existe pas dans sa singularité isolée et abstraite, mais dans ses participations à différents groupes, de parenté, d’alliance, de localité et de voisinage.”

Mais les anciens colons, trop pressés de tirer meilleur profit des terres nouvellement conquises, n’entendaient pas démêler l’inextricable écheveau des lois foncières coutumières.

Pour installer les plantations de palmiers, de café/cacao, exploiter l’acajou et le tamarinier, les colons n’avaient pas le temps de regarder les villageois sacrifier un mouton sur la terre nouvellement défrichée et danser jusqu’au petit jour au bruit des tam-tam. Pour eux, la parcelle n’était qu’un bout de terre répondant à un numéro froid et précis. Pour les autochtones, non seulement la terre n’est pas le bien d’une seule personne mais en outre, comme l’explique Véronique Jacob, chercheuse au CNRS, “c’est un des fondements de la vie religieuse et sociale des sociétés. Demeure des ancêtres, c’est par son intermédiaire que les vivants entrent en relation avec les morts. Elle est l’objet de culte et d’offrandes, bien sacré, inaliénable, et souvent sans valeur monétaire, comme chez les Baoulé de Côte-d’Ivoire.”

Lors de la construction du barrage de Kossou, dans cette même région, des pauvres topographes étaient venus délimiter les terres d’accueil des déguerpis… Les villageois n’avaient pas sorti le bandji (vin de palme) mais plutôt les machettes. Sacrilège : on ne mesure pas un bien sacré, a fortiori on ne se l’approprie pas comme un objet.

Un flou meurtrier

Ce n’était pas la première fois que ce pays connaissait des problèmes fonciers. Déjà en 1963, lors de l’élaboration du code domanial, stipulant que toutes terres vacantes (demeure des Dieux par excellence) devaient être immédiatement appropriées, par l’Etat qui plus est, tout le pays prit feu en quelques jours. Contre la rigueur d’un code technocratique, quoi de mieux que les bonnes vieilles techniques d’appropriation des terres villageoises ?

“On a cru qu’il serait possible de faire le saut dans le XXe siècle sans se poser la question des problèmes de la pérennité des droits fonciers coutumiers. Ces trente dernières années ont révélé qu’on ne tournait pas si facilement le dos à son histoire” philosophait récemment un chercheur lors d’un colloque.

Philosophie qui, si elle avait été écoutée, aurait évité bien des désastres. Des forêts qui se rétrécissent comme une peau de chagrin sous la poussée des agriculteurs, plus riches et plus forts que les habitants des forêts, et garants de leur bon droit au nom du slogan “la terre appartient à celui qui la cultive”. Des périmètres irrigués, aménagés à grands coups de devises, mal entretenus, abandonnés, voire délibérément saccagés faute de sécurité foncière : pourquoi entretenir des parcelles qui peuvent  vous être retirées demain ?

Khelcom, au Sénégal, forêt classée, dont 42 km2 sont partis en fumée à l’initiative de la puissante confrérie des Mourides et de leurs champs d’arachide, privant les éleveurs d’immenses zones de pâturages et lâchant des troupeaux entiers dans des champs cultivés.

Lorsque la terre se fait rare, elle devient un enjeu. La compétition actuelle entre l’élevage et l’agriculture en est une bonne illustration. Depuis que les jachères ont disparu, que les bas-fonds sont  utilisés pour les cultures de contre-saison, les terres de parcours ne suffisent plus aux troupeaux. Le droit coutumier n’est plus adapté aux nouvelles conditions de vie. Quelle législation prend le relais ?

Des dizaines de morts, voire plus d’une centaine au Niger, payent aujourd’hui le lourd tribut du flou.

Cadastre ou baguette magique ?

“Sans cadastre, c’est-à-dire sans propriété clairement définie, comment bâtir le progrès ?”. C’est aussi l’avis de certains bailleurs de fonds, comme la Banque Mondiale, qui encouragent la privation des terres, indispensables pensent-ils à la modernisation de l’agriculture. Actuellement en Afrique, qui peut raisonnablement parler de cadastre ? Comment cartographier un droit fluctuant, religieux, partagé entre plusieurs personnes ? Quel pays aurait les moyens de mettre constamment à jour ce système extrêmement lourds ?

Pour Etienne Le Roy, professeur à la Sorbonne, de cadastre à l’occidental il n’en est pas question. Mieux vaut partir du terrain. “Il ne faut pas codifier. Il faut élaborer des consensus qui soient à la taille des enjeux mais les sociétés se reconnaissent infiniment plus dans les démarches qui trouvent des solutions à leurs problèmes (produire, survivre en ville, éduquer, gérer le milieu) que dans des codes qui renvoient à des consensus négociés ailleurs et leur restent étrangers.”

Ni loi autoritaire, ni coup de baguette magique législatif, les textes existants peuvent être adaptés en fonction de ce qui se passe dans les villages et en multipliant les expériences sur le terrain. Car la brousse bouge : ainsi, dans certains villages par exemple, les chefs veillent à faire payer les bûcherons qui coupent les arbres de leur terroir ou les éleveurs qui ramassent la paille. Ce n’est plus “cadeau”. Ces notions ne feront-elles pas force de loi dans le cadre d’une législation nationale, à défaut d’envisager des lois communes étant donné la complexité des peuplements, des types d’occupation des territoires, des genres d’attribution des terres ?

Déjà, les grands organismes d’aide commencent à s’éloigner du code civil français. Ainsi, au Niger, le Fonds Européen de Développement a décidé de prendre en compte les coutumes foncières et ethniques pour l’installation des périmètres irrigués le long du fleuve. Plutôt que de dissocier la terre (qui appartient à son ayant-droit coutumier) des aménagements (propriété de l’Etat) comme pratiqué jusqu’à présent, le FED vend la terre aménagée. Les petits périmètres épousent les formes du parcellaire existant, répondent à ses lois à défaut de se référer à un code de l’eau ou à un code rural, inexistant dans le pays. Il n’aura jamais fallu qu’un siècle pour parvenir à se faire entendre et à faire remettre dans les malles les soit-disant formules magiques…

C. L.

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