Les BRICS ne veulent plus jouer dans votre monde : ils en construisent un nouveau
Le dernier round d’expansion des BRICS a été analysé sous toutes les coutures : poids économique, ressources énergétiques, défi au dollar. On est passé à côté de l’essentiel. Ce qui se joue n’est pas une compétition dans le système international. C’est la création d’un système alternatif, complet et parallèle. L’Occident regarde le jeu d’échecs, sans voir que ses rivaux sont en train de monter un deuxième plateau de jeu, avec des règles différentes, à côté de la table.

J’ai interrogé des diplomates, des économistes, des ingénieurs de la Silicon Valley. Leur diagnostic, glaçant de lucidité, est unanime : la bataille n’est plus narrative, elle est «ontologique». Les BRICS ne contestent plus notre histoire ; ils architecturent une réalité tangible qui rend la nôtre obsolète.
Le Cyberespace : la Grande Muraille digitale est une réalité
On parle de souveraineté politique. Le vrai champ de bataille est digital. La souveraineté, aujourd’hui, c’est le contrôle des données. Pendant que l’Europe débattait du RGPD (Règlement général sur la protection des données), la Chine construisait le Great Firewall. Aujourd’hui, elle exporte son modèle.
«Ils ne construisent pas un Internet plus libre, mais un Internet souverain», m’explique une analyste d’un centre de cyberdéfense européen sous couvert d’anonymat. «Ils déploient des infrastructures critiques alternatives : cloud (Alibaba Cloud), systèmes de paiement (Mir en Russie, monnaie digitale de banque centrale chinoise), et même leur propre système de géolocalisation (Beidou). Ils revendiquent un droit à l’existence algorithmique, hors de portée de nos GAFAM et de nos agences de renseignement. C’est la décolonisation du cyberespace. Et c’est irréversible».
L’Architecture normative silencieuse
Au-delà des infrastructures, les BRICS élaborent une «nouvelle grammaire réglementaire». Ils créent des standards techniques (protocoles IoT, normes de smart cities, frameworks d’IA) qui deviennent de facto les normes dans les pays adhérents. Cette «normalisation silencieuse» est peut-être leur coup de maître : ils ne conquièrent pas nos réseaux, ils rendent les nôtres progressivement incompatibles avec le reste du monde. L’Institut des normes et de mesure de Shanghai émet désormais plus de brevets que son homologue européen. La bataille n’est plus pour le contrôle des données, mais pour le contrôle des «protocoles» qui régissent l’échange de ces données.
Le Nouveau Pacte vert… brun
Sur le climat, notre lecture est binaire : soit on est vert, soit on est négationniste. Les BRICS ont une position tierce, déroutante et politiquement redoutable. «Leur argument n’est pas «nous polluons comme vous»», décrypte un économiste du développement basé à Dakar. «Leur argument est «nous inventons le développement post-carbone par nécessité, et vous par moralisme»». La Chine domine le solaire et l’éolien. L’Inde invente la frugalité innovante (jugaad – l’art de trouver une solution ingénieuse, improvisée et peu coûteuse à un problème) et des modèles de micro-financement vert. La Banque de développement des BRICS (NDB) finance des mégaprojets d’infrastructures durables sans les conditionnalités politiques humiliantes de la Banque mondiale. Ils adoptent un pragmatisme écologique qui séduit le Sud global : développer d’abord, verdir «en même temps», avec les technologies les plus efficaces, souvent chinoises.
La Géopolitique des Métaux Rares et de l’Énergie Distribuée
Leur approche climatique cache une stratégie plus profonde : le contrôle de la chaîne de valeur énergétique «de la mine à la fin de vie». La Chine traite 90% des terres rares de la planète. Les BRICS investissent massivement dans le recyclage et la logistique inverse des panneaux solaires et batteries, créant une «économie circulaire souveraine». Parallèlement, ils promeuvent un modèle énergétique décentralisé (micro-grids solaires, biogaz) qui rend les États moins dépendants des grands réseaux infrastructurels, traditionnellement dominés par les occidentaux. C’est un double checkmate : contrôle des ressources et émancipation énergétique des nations clientes.
Le Soft power de la fonctionnalité
Oubliez Hollywood. Oubliez le luxe à la française. Le nouveau soft power, c’est le «hard power» qui améliore la vie quotidienne. «L’Occident vendait un rêve, une culture. Les BRICS vendent de la fonctionnalité», observe un consultant pour les multinationales en Afrique. «Leur influence, c’est un port en eau profonde, une ligne de train, un hôpital, la 5G et bientôt la 6G. C’est un soft power concret, immédiat, qui se mesure en pourcentage de PIB ajouté. Qui est le plus influent : Netflix qui diffuse une série, ou Huawei qui construit l’Internet d’un pays ? La réponse, dans les capitales qui ont soif de développement, est devenue évidente».
Le «Diplomacy as a Service» (DaaS)
Les BRICS ont industrialisé et numérisé leur aide au développement. La Chine propose des «kits d’infrastructure» clés en main : un package standardisé comprenant financement (via NDB), ingénierie, main-d’œuvre et maintenance, le tout géré via une plateforme digitale. C’est rapide, prévisible et sans débat parlementaire sur les droits de l’homme. L’Éthiopie ou l’Égypte peuvent commander un corridor logistique comme nous commandons un service cloud. Cette «Diplomatie en tant que Service» est l’antithèse du modèle occidental, lent, conditionnel et parlementaire. Elle offre une souveraineté immédiate aux dirigeants, au prix d’une dépendance technologique à long terme envers les fournisseurs BRICS.
Le Retour des grands récits (là où l’Occident se raconte sa fin)
Pendant que l’Occident dissèque ses fautes passées et déconstruit ses propres mythes, les BRICS bâtissent des récits d’avenir galvanisants : le Rêve chinois, la Renaissance russe, la Vision 2030 de l’Arabie saoudite, l’Essor de l’Afrique. «Ils vendent du futur. Nous, nous vendons du passé», résume une philosophe spécialiste des narratifs politiques. «Nos grands récits sont devenus culpabilisants et introspectifs. Les leurs sont extrovertis, tournés vers la puissance, la fierté nationale, la destinée civilisationnelle. Dans une guerre des idées, quel récit l’emporte : celui qui dit «vous avez des devoirs envers la planète» ou celui qui dit «vous avez un destin glorieux» ?»
L’Âge d’Or Artificiel et la Warp Drive Culturelle
Les BRICS ne se contentent pas de raconter un avenir radieux, ils le simulent. Dubaï et la Chine développent des «modules de preuve conceptuelle» à échelle réduite de leurs visions futuristes (comme City Brain à Hangzhou). Pire, ils utilisent l’IA générative pour produire des contenus culturels (films, séries, jeux vidéo) qui mettent en scène et normalisent leur vision du monde : une société technologiquement avancée mais culturellement conservatrice, où l’harmonie collective prime sur les droits individuels. Ils ne fabriquent pas seulement des récits, ils fabriquent les souvenirs du futur de millions de jeunes, créant une nostalgie pour un monde qui n’existe pas encore. C’est une warpe drive culturelle qui saute les étapes de l’évolution sociale.
La Maîtrise du Temps – Nouveaux Modèles de Prédiction et de Gouvernance
Le dernier front est la maîtrise du temps lui-même. Les BRICS investissent dans des modèles prédictifs d’IA nourris par des données non occidentales. Leur objectif : développer une «capacité anticipative supérieure», capable de modéliser les crises (sanitaires, financières, climatiques) en se passant des données et des théories occidentales. Ils créent des «jumeaux numériques» de nations entières pour tester des politiques. Cette «souveraineté prédictive» est l’ultime frontière. Celui qui peut prédire l’avenir avec le plus de précision n’a plus besoin de l’imposer par la force ; il suffit d’attendre que les événements lui donnent raison et que les autres accourent pour comprendre.
La Bataille des Causalités
La conclusion qui s’impose, sur le terrain, est sans appel. L’Occident a cru que le monde convergerait naturellement vers son modèle. Il a sous-estimé la soif de diversité et de souveraineté. Les BRICS ne sont pas parfaits – loin de là -, mais ils offrent une alternative systémique, crédible parce que tangible. La question n’est plus de savoir qui gagne la guerre des idées. La question est de savoir qui contrôle les causalités : qui explique le mieux pourquoi les choses arrivent, et donc, qui peut proposer les remèdes les plus crédibles. Et pour l’instant, les bureaux d’études les plus actifs ne sont plus à Bruxelles ou à Washington. Ils sont à Shanghai, à Moscou, à New Delhi, à Singapour et à Riyad. L’Occident n’a pas perdu la partie. Il a regardé ailleurs pendant que la partie commençait. Un long silence s’est abattu sur les capitales occidentales. Ce n’est pas la colère, ni même la crainte. C’est la stupéfaction face à un phénomène qui dépasse le simple réalignement géopolitique.
Source: https://reseauinternational.net/
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