Vote au Mali : La désaffection de la population

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En politique, il n’y a pas d’éthique, et la fin justifie amplement  les moyens utilisés. Ainsi, aux yeux des Maliens, l’activité politique a perdu progressivement ses vertus pour ne conserver que ses vices. Le citoyen ordinaire distribue volontiers l’étiquette de «politicien» ou «politiki mogo» à toute personne qui semble avoir tourné le dos aux préceptes moraux et aux valeurs en cours dans la société.

L’image négative que les Maliens se font de la politique rappelle une boutade de l’ancien  président américain, Jimmy Carter qui décrit la politique comme le deuxième plus vieux métier du monde ayant des points communs avec le premier (la prostitution). Cette image négative rejoint aussi en certains endroits la pensée politique développée par l’humaniste italien, Niccolo Machiavel, dans son ouvrage de notoriété mondiale: Le Prince: «Ce que l’on considère, c’est le résultat. Que le prince songe donc à conserver sa vie et son Etat; s’il y réussit, tous les moyens  qu’il aura pris seront jugés honorables et loués par tout le monde. Il faut entre grand simulateur et grand dissimulateur».

 L’origine du concept ville morte

Jeudi 31 mars 1994, les habitants de la ville de Bamako s’apprêtent à vivre pour la première fois une journée «ville morte». Cette forme de lutte qui a été expérimentée en Afrique centrale consiste à demander aux habitants d’une ville de rester à la maison pendant un ou plusieurs jours. L’opération permet de mesurer la capacité de mobilisation de ses  initiateurs, et a comme conséquence voulue de  paralyser  temporairement les activités professionnelles dans la ville cible.

Le mot d’ordre de l’opération ville morte a été lancé par un groupe de partis politiques de l’opposition au nombre desquels le Congrès national d’initiative démocratique (CNID), le Rassemblement démocratique  africain (RDA), l’Union pour la démocratie et le développement (UDD); et un groupe d’associations au nombre desquelles l’Association pour la défense des victimes de la répression (ADVR) et l’Association des élèves et étudiants du Mali (AEEM). Il visait à faire aboutir trois (03) revendications: la libération des scolaires arrêtés à la suite des actes de vandalisme perpétrés, le 15 février 1994, la réouverture des écoles fermées par une décision du gouvernement prise le même jour, l’arrêt des harcèlements  par les forces de l’ordre.

À la fin de la journée, il était patent que le mot d’ordre n’a pas été suivi par la population. Comme d’habitude, le transport en commun a fonctionné, les marchés ont grouillé de monde, les Bamakois ont vaqué à leurs occupations quotidiennes. Le coup d’essai n’a pas été un coup de maître. L’échec de la journée «ville morte» a certainement entamé  la crédibilité des dirigeants des partis et associations qui ont pris l’initiative de l’organiser.

Deux questions méritent d’être posées: Pourquoi les Bamakois, qui sont sans conteste la frange de la population malienne la plus réceptive aux sollicitations  de la classe politique, sont restés sourds à l’appel des partis politiques de l’opposition et crime de lèse-majesté de l’association estudiantine qui s’est portée à l’avant-garde du combat pour l’avènement de la démocratie ? Pourquoi les Bamakois qui, entre janvier et mars 1991, ont occupé la rue et bravé les forces de l’ordre pour soutenir les revendications légitimes du mouvement démocratique, n’ont pas daigné cette fois soutenir les revendications non moins légitimes d’une coalition de partis et d’associations issus du mouvement démocratique ?

Certains se sont hâtés de mettre au compte de l’improvisation de l’opération et du manque d’information de la population. Pourtant, de nombreux journaux et radios privés ont annoncé l’évènement quelques jours à l’avance. Même l’Office de radiodiffusion et télévision du Mali (ORTM) a fait violence sur elle-même en couvrant le meeting au cours duquel le mot d’ordre a été lancé, et en prêtant son micro au porte-parole de cette coalition de circonstance, en l’occurrence de Dr Mamadou Gologo.

Il faut rappeler qu’entre janvier et mars 1991, les organisateurs des marches et meetings n’avaient accès ni à des stations de radios privées, elles étaient inexistantes, ni aux medias d’État, les portes de la RTM leur étaient fermées au nez, mais ils ont réussi à drainer des foules immenses à leurs manifestations.

L’hypothèse la plus plausible est que la population ne s’est pas reconnue dans le combat engagé en son nom par la coalition de partis et d’associations. Son comportement n’est qu’une des nombreuses manifestations du divorce entre la classe politique et la population.

La désaffection du public vis-à-vis de la politique est un mal qui affecte toutes les démocraties de notre époque. Il se manifeste chez le citoyen par un sentiment d’indifférence, voire d’apathie, vis-à-vis de la chose politique, un sentiment de suspicion quant aux motivations profondes  des acteurs de la vie politique, un sentiment d’impuissance sur le cours  des évènements, etc.

Le citoyen extériorise cet ensemble de frustrations par un repli sur soi et un retrait volontaire du champ politique. La faible participation aux consultations électorales est un des symptômes les plus visibles du mal. Le phénomène est loin d’être l’apanage des démocraties émergentes.

 

Aux États-Unis

Les campagnes électorales sont en passe de devenir des «shows hollywoodiens» engloutissant des millions de dollars, mais elles sont impuissantes à mobiliser la grande masse de l’électorat. En quarante (40)  ans, le taux de participation aux élections présidentielles a chuté de 63%, en 1960 (année où John F. Kennedy est devenu le trente-cinquième président des États-Unis), à 51%, en 2000 (année où George W. Bush est devenu le quarante-troisième président). Mieux, sur les 206 millions d’Américains en âge de voter aux élections présidentielles de novembre 2000, seulement 105 millions, soit la moitié, ont voté pour départager George W. Bush, Al Gore et Ralph Nader.

 En France

Le taux de participation aux élections présidentielles a connu des hauts et des bas, de 1965 à nos jours. Lors des scrutins des 5 et 19 décembre 1965, on a enregistré des taux de 84,7% au premier tour et 84,3% au second tour. Charles De Gaulle a défait  François Mitterrand en remportant  55,2% des suffrages. Cette année-là, 4 549 000 Français inscrits sur les listes électorales se sont abstenus de voter au second tour. Lors des scrutins des 23 avril et 7 mai 1995, on a enregistré des taux de 78,4% au premier tour et de 79,7% au second tour.

Jacques Chirac a battu Lionel Jospin en remportant 52,6% des suffrages. Cette année-là, 8.130.000 Français inscrits sur les listes électorales se sont abstenus de voter au second tour.

Le 21 avril  2002, lors du premier tour des élections présidentielles, près de 30% des électeurs inscrits se sont abstenus de voter, propulsant  ainsi le candidat du Front National, Jean Marie Le Pen au second tour.

 Au Mali: comment les préfets, sous-préfets bourrent les urnes

La faible participation aux consultations électorales était comme une maladie honteuse que les autorités des deux (02) premières Républiques s’évertuaient à cacher en proclamant officiellement  des taux de participation imaginaires. Lors de l’élection présidentielle du 19 juin 1979, Moussa Traoré, candidat unique du parti unique, a été déclaré élu avec officiellement 99,89% des suffrages. Six (06) années plus tard, le 9 juin 1985, il améliore ce score et obtient 99,94% des suffrages.

En réalité, tout le processus du vote, du début à la fin, était une véritable mascarade. J’ai été moi-même un témoin privilégié de la comédie. J’ai supervisé l’organisation des élections présidentielles et législatives du 9 juin 1985 dans l’arrondissement de Sirakorola, dans le cercle de Koulikoro, où j’exerçais les fonctions de chef d’arrondissement. Une partie du matériel électoral (urnes, enveloppes) a été livrée à Sirakorola la veille du scrutin, dans l’après-midi, et n’a pu être acheminée que dans les secteurs proches du chef-lieu d’arrondissement. Un semblant de vote a cependant eu lieu. La plupart des présidents de bureaux de vote m’ont apporté les procès-verbaux bien avant 12 heures. La même nuit, j’ai communiqué les résultats à Koulikoro, où une permanence était assurée pour la circonstance. Ils étaient fabuleux: le taux de participation et le pourcentage des suffrages favorables  avoisinaient 97%.

Quelques jours après, je me suis rendu en mission à Koulikoro. Le premier adjoint au commandant de cercle m’a fait venir dans son bureau et m’a informé, en riant aux éclats, que la Commission locale de centralisation des résultats des élections a revu à la hausse les chiffres de Sirakorola, car ils étaient plus bas que les chiffres communiqués par les autres arrondissements. Sans commentaires !

Les taux de participation aux élections maliennes

Lorsque la vérité a éclaté au grand jour, les taux de participation record ont connu une chute vertigineuse. Par exemple, lors des élections présidentielles organisées, les 12 et 26 avril 1992, dans l’euphorie de l’avènement de la démocratie et ouvertes à neuf (09) candidats, les taux de participation étaient de 23,6% au premier tour et de 20,9% au second tour.

Lors des élections législatives organisées plus tôt, les 23 février et 9 mars 1992, les taux de participation étaient de 22,3% au premier tour et de 21,3% au second tour. Le taux de participation le plus élevé depuis l’avènement de la démocratie a été enregistré lors des élections communales du 30 mai 2004 (43%) et le plus a été enregistré lors des élections législatives partielles organisées dans la Commune V du district de Bamako, le 26 mars 2006 (8%).

Au-delà de la désaffection des populations pour la «chose politique», ce faible taux de participation aux élections pourrait s’expliquer par deux  (02) autres facteurs:

Le premier facteur tient à l’inexpérience de la plupart  des partis qui ont pris part aux premières compétitions électorales. Ils n’avaient pas suffisamment de temps et de ressources pour mobiliser un électorat qui sortait d’un long sommeil politique.

Le second facteur est lié simplement au mode de calcul de cet indicateur. À la différence de la plupart des pays, où ce sont les électeurs désireux de prendre part au vote qui se font inscrire sur les listes électorales, le Mali a adopté le système de l’inscription obligatoire sur la base des recensements administratifs. Il s’ensuit que le taux de participation est affecté par la grande masse d’électeurs inscrits d’office qui, pour diverses raisons, ne prend pas part au vote.

Ali CISSÉ, ancien chef d’Arrondissement de Sirakorola (Koulikoro)

 

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