Les charmes du diable (22) : L’envie tenace du plaisir

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    Bina sentait qu’il lui faudrait une volonté surhumaine pour parvenir à s’arracher à l’envie tenace du plaisir qu’il avait refoulé par le passé et qui revenait au galop. Ce plaisir faisait éclater les murs de la prison et le transportait sur ses ailes jusqu’à son village pour se retremper dans le havre de la joie de vivre, pour y retrouver la charmante veuve aux lèvres sensuelles, à la voix douce et gaie, à la peau résistante au poids de l’âge. 

    Le jour s’était levé. Bina demeurait sous les verrous, songeur et amer. Depuis son interpellation jusqu’à son incarcération, pas une âme ne lui avait rendu visite. Il ruminait cet oubli incompréhensible quand le geôlier l’annonçait la présence au parloir de Korotoumou.  Il n’avait, peut-être,  éprouvé dans sa vie une impression si tranchée, un passage si rapide de la tristesse à la joie. Son regard s’éclairait comme si on venait d’informer un détenu dans le couloir de la mort, à moins d’une heure de l’exécution de la sentence, qu’il ne sera pas pendu. Ce seul propos tenait  lieu de liberté, mais n’excluait point une pensée incessante et quasi-éternelle qui paraissait assiégé son esprit : Quelle bonne nouvelle apportait-elle ? Son  frère aîné Sory était-il retrouvé ? Bina pressait le pas derrière le geôlier qui sortait, avant qu’on refermât la porte, se précipitait dans la cour où ce dernier le rejoignait sans lui faire la moindre remarque.

    Bina ne pouvait s’empêcher d’arborer un large sourire à la vue de cette femme venue du lointain village de Kourou et qui donnait une grande preuve de sympathie, une forme de démentie cinglante à l’idée qu’il se faisait d’elle. Korotoumou paraissait accablée de malheur : c’était le malheur qui frappait le frère de son mari, le malheur d’un mari qui ne refaisait pas surface presque une année après sa disparition constatée qu’elle plaignait et qui valaient bien un séjour bamakois. Un élan de solidarité aussi naturel que sublime qui touchait le cœur de Bina.

    Etant donné les liens professionnels qui le liaient à Barou, il n’y avait rien d’étonnant que ce dernier lui rendît visite. Instinctivement, peut-être pour puiser dans la contemplation du détenu et de la visiteuse le courage dont il avait besoin pour l’effroyable aveu qu’il devait faire. En apercevant le visage ravagé de douleur de Barou, récemment libéré de prison, Bina n’avait pas deviné que le drame qu’il pressentait depuis des mois allait éclater.

    La mort est un voleur

     Les lèvres de Barou s’entrouvraient et tremblaient. Il devait parler sans attendre, sachant que s’il laissait passer le premier moment, il n’aurait plus le courage de dire ce qui l’oppressait depuis des mois.

    -Sory, ton frère est mort et enterré

    Une phrase cruelle qui faisait l’effet d’une bombe. Barou ne s’imaginait pas que la femme présente était l’épouse du défunt. Et il comprenait le choc brutal provoqué, à en juger par les sanglots mal étouffés et les perles de larmes qui ruisselaient sur le visage de Korotoumou. L’âme tourmentée de celle-ci devait dire :

    -Mon Dieu, la mort est un voleur,  un sablier sans cœur.

    La bouche, qui avait donné l’affreuse nouvelle, avait peur d’être jugée avec une sévérité qu’elle ne méritât peut-être pas. Barou voulait compenser son manque d’’à propos par une constellation de réconforts qu’un homme portât à une femme pataugeant dans des difficultés.

    -Soyez forte madame ! « La vie est comme une scène de théâtre. Certains font leur entrée, d’autres la quittent » disait Shakespeare. On n’y peut rien. Telle est la volonté de Créateur.

    Barou avait dû se retenir devant le flot de larmes. Sans quoi il allait poursuivre sur sa lancée en ces termes non voilés :

    -Ne pensez-vous pas que Bina pourrait faire un mari très convenable ?

    Malgré la peine, elle se torturait pour encaisser le coup, enfin soulagée de pouvoir porter le deuil. Cette femme devait avoir suffisamment de personnalité pour ne pas se laisser longtemps déborder de mélancolie. D’un ton calme, elle s’attachait à connaître les circonstances dans les quelles son mari avait perdu la vie. Dommage ! Barou n’en savait pas davantage. Seulement, la voirie avait eu recours aux prisonniers dont sa personne aux fins d’inhumer un corps non identifié. Mais voilà, lui l’avait reconnu et s’était gardé de piper mot aux autres. Dès qu’il avait vu le visage du trépassé, il était soudainement pris par un malaise et avait failli perdre connaissance. Au fond de lui, pas l’ombre d’un doute : c’était bien la dépouille son ami. D’où son zèle décrié de lui réserver une sépulture « digne ».

    Korotoumou baissait la tête, son regard inquisiteur se voulait un reproche adressé à Bina. Aucun son, aucune parole ne parvenaient à sortir de sa bouche. Enfin, elle écourtait sa visite, prenait congé des deux hommes.  Barou voulait aussi tourner les talons.

    Le plaisir éclate les murs

     -Pas si vite ! Insistait Bina, avant d’enchainer :

    – Je comprends qu’elle soit bouleversée par la nouvelle livrée sans aucune préparation préalable. Ton amitié ta commander de révéler la vérité. Contrairement à ce qu’elle peut croire, je me suis lancé à la recherche de mon frère, sans succès. Puisqu’activement recherché par toutes les polices et gendarmeries du pays, en raison de mes activités de contrebande, je ne pouvais me jeter dans la gueule du loup.

    Bina se taisait un instant. Sa voix se faisait plus douce et plus claire pour dire :

    -Que me conseilles-tu cher ami au sujet de cette femme ?

    Barou restait un instant silencieux, puis murmurait dans un souffle :

    -Si seulement tu peux la prendre ! Tu pourrais bien la rendre heureuse ! Songes à cela pendant qu’il est encore temps, sinon après le veuvage elle serait tentée d’aller faire le bonheur d’un autre homme.

    Bina sentait qu’il lui faudrait une volonté surhumaine pour parvenir à s’arracher à l’envie tenace de ce plaisir qu’il avait refoulé par le passé et qui revenait au galop. Ce plaisir faisait éclater les murs de la prison et le transportait sur ses ailes jusqu’à son village pour se retremper dans le havre de la joie de vivre, pour y retrouver la charmante veuve aux lèvres sensuelles, à la voix douce et gaie, à la peau résistante au poids de l’âge.

    A suivre

    Georges François Traoré  

     

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