ATT à L’Express : «Le Printemps arabe est notre hiver»

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Le président Amadou Toumani Touré, alias «ATT», avoue «l’inquiétude profonde» que lui inspire, pour tout l’espace saharo-sahélien, l’après-Kadhafi. La profusion d’armements venus de Libye risque d’assombrir la fin du second quinquennat de cet ancien officier, qui s’effacera en juin 2012.

L’afflux massif d’armes de tous calibres, pillées dans les arsenaux libyens, menace-t-il la stabilité régionale?

C’est certain. La Libye est un magasin d’armements et une poudrière. Malgré toute sa bonne volonté, le CNT (Conseil national de transition, exécutif intérimaire issu de la rébellion) ne peut enrayer le phénomène. Désormais, c’est moins cet énorme trafic qui nous préoccupe que la présence dans la bande saharo-sahélienne d’armées organisées, composées pour l’essentiel de Libyens, pourvues de véhicules blindés et d’artillerie lourde. Le printemps arabe a ébranlé une zone déjà fragile. Vu d’ici, il ressemble à un hiver des plus rigoureux. Très tôt, nous avons alerté l’Otan et d’autres sur les effets collatéraux de la crise libyenne. Sans être entendus. Un schéma avait été arrêté, qui devait prévaloir à tout prix.

L’éviction de Muammar Kadhafi renforce-t-elle AI-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi)?
A l’évidence, oui. En quarante-deux ans, on a connu plusieurs Kadhafi; le dernier en date s’était fortement impliqué dans la lutte contre le terrorisme sous toutes ses formes. La coopération de la sous-région avec ses services passait, à juste titre, pour l’une des plus efficaces en la matière. Or, cette digue stabilisatrice a sauté. Je comprends l’aspiration légitime du peuple libyen à la démocratie et à la liberté. Reste que, s’agissant des rébellions arabo-touareg locales, Kadhafi s’est engagé dans les médiations, le désarmement et la réinsertion. Sa chute laisse un vide.

Regrettez-vous le lien privilégié entretenu avec lui, quitte à brouiller l’image du Mali?
Je n’ai aucun regret. La Libye a consenti chez nous des investissements substantiels dans l’hôtellerie, le tourisme, l’agriculture et la banque, contribuant à notre développement. Je ne vais pas aujourd’hui, comme d’autres, cracher sur la Jamahiriya et son Guide.

Que vous inspire le procès instruit, en Occident et parmi vos voisins, contre Bamako, soupçonné d’avoir passé avec Aqmi un pacte de non-agression?

Ces griefs sont faux et injustes. Nos procureurs doivent admettre que le Mali, pays de transit du fait de sa position centrale, est lui aussi pris en otage. Comme il l’est par les réseaux mafieux qui vivent du rapt d’étrangers, du trafic d’armes, de munitions, de drogue ou de cigarettes. Depuis le IXème siècle s’enracine ici un islam tolérant, ouvert, solidaire et généreux, dont les fidèles demeurent réfractaires à l’intégrisme. Nous nous battons contre Aqmi, au prix de lourdes pertes humaines et matérielles. Depuis 2006, mon pays a tout tenté, en vain d’ailleurs, pour réunir les chefs d’Etat de la région. Car une menace transfrontalière appelle une riposte transfrontalière. Voilà qu’enfin chacun comprend la nécessité d’une vision commune. Ce que reflète la création récente du Cemoc, cet état-major conjoint établi à Tamanrasset, où des officiers algériens, mauritaniens, maliens et nigériens réfléchissent et planifient ensemble.

Pourquoi une prise de conscience si tardive?
Longtemps, le déficit de coordination, reflet d’une focalisation abusive sur le concept de souveraineté, a entravé le combat antiterroriste. Nous passions notre temps à nous renvoyer les responsabilités, plutôt que de les prendre. Le Mali était, paraît-il, le maillon faible. Mais comment peut-on être le maillon faible d’une chaîne qui n’existe pas? Cela posé, il n’est pas trop tard pour déclencher une dynamique fructueuse.

Quelles seront les conditions du succès?
Deux facteurs essentiels. D’abord, la maîtrise de l’espace. Plus vaste que la France, le seul Nord-Mali couvre 650 000 kilomètres carrés. On ne peut prétendre avoir l’œil sur tout, mais il faut aller loin, rester longtemps, s’incruster. L’ennemi est là parce que nous n’y sommes pas. A quoi bon mener une action d’éclat pour amuser la galerie et tuer trois salafistes, si l’on abandonne aussitôt le secteur.

Le second facteur?
Les hommes. On sait combien la pauvreté et la précarité offrent au terrorisme et à l’intégrisme un terreau fertile. Les djihadistes avancent tapis sous une couverture caritative. Ils ciblent les familles démunies ou la jeunesse désœuvrée. Le gars vole un 4 x 4 ou joue les guides, non par adhésion idéologique, mais pour l’argent. Nos ennemis s’infiltrent par l’humanitaire, il faut leur répliquer par le développement. Creuser des puits, bâtir des écoles et des dispensaires, favoriser un minimum d’activité économique, en attendant que l’exploitation de notre sous-sol, l’or aujourd’hui, le pétrole demain, procure de l’emploi dans le Nord.

Qu’attendez‑vous de vos partenaires européens et américains?
D’abord, qu’ils nous comprennent, au lieu de nous reprocher inaction et complaisance. Ensuite, qu’ils soutiennent financièrement nos initiatives au profit des communautés locales; tel est déjà le cas de l’Union européenne, de la France et du Canada. Enfin, qu’ils épaulent l’effort de guerre. Un contingent de 5 000 hommes, déployés sur le terrain dans des conditions climatiques et matérielles exténuantes, c’est 1 milliard de francs CFA ‑ plus de 1,5 million d’euros ‑ par mois, somme prélevée sur le budget, au détriment du bitumage des routes ou de la lutte contre le Sida. Il nous faut aussi renforcer nos capacités opérationnelles, adapter le soldat à une forme nouvelle de conflit armé. Un formidable programme de formation, animé par les Américains, a ainsi permis d’entraîner et d’équiper dans le nord une dizaine d’unités, soit plus de 2 000 hommes. Autre besoin, l’appui aérien. L’immensité du théâtre impose une couverture satellitaire fiable.

Souhaitez‑vous la venue de forces spéciales occidentales?

Pour une mission ponctuelle, dans le temps et dans l’espace, avec l’aval du pays d’accueil, soit. Une vingtaine d’instructeurs, pour une session d’un mois ou deux, d’accord. En revanche, un contingent pérenne serait contreproductif. Inutile d’internationaliser un dossier qui doit être traité ici et par nous. D’autant que l’adversaire, qui manipule très bien l’arsenal médiatique, pourrait en tirer profit.
Propos recueillis à Bamako par Vincent Hugueux
L’Express N°3146 du 19 au 25/10/2011

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