Suicide de femmes au Mali : La double peine pour les familles
Le suicide est devenu un phénomène récurrent dans notre société, en particulier chez les femmes. Face à ces tragédies, il est courant d'attribuer des connotations de maltraitance et d’y accoler des étiquettes.

Selon des analystes, ces préjugés et cette stigmatisation ont des conséquences néfastes sur le tissu social et la cohésion familiale. Il est donc vital de démystifier ce phénomène et d'améliorer son traitement par les médias pour éviter une double peine aux familles touchées.
« Ma famille et moi avons été ahuris par ce que nous avons entendu. Nous avons écouté beaucoup de choses, ce qui m’a amené à détester les réseaux sociaux, bien que je n’étais pas très actif avant notre drame. J’ai désormais les réseaux en horreur », a déploré M. Bagayogo, l’époux de la dame qui s'est suicidée en juillet dernier sur le troisième pont de Missabougou. Ce drame a fait les choux gras des colporteurs de rumeurs sur les réseaux sociaux et dans des groupes WhatsApp, avec des propos tels que : « Il est nécessaire de chercher à savoir ce qu’elle a vécu dans son foyer. Lorsque vous voyez une femme laisser son enfant pour se donner la mort, c’est qu’il y a une raison très forte ».
Selon de nombreux analystes, ces idées préconçues, sans considération pour leur impact sur l’entourage du suicidé, effritent le vivre ensemble en semant suspicions et divisions au sein des familles, voire de la communauté.
Pour Kangaye Sangaré, journaliste spécialisée en vérification de faits et sur la désinformation, le suicide est souvent perçu par la société comme un acte lâche et honteux, un tabou renforcé par des croyances religieuses. Selon elle, les préjugés associés, parfois véhiculés par l’entourage et mal exploités sur les réseaux ou dans les médias, ont de graves conséquences sur la famille, voire la communauté. « Lorsqu'un membre de la famille se suicide et que des rumeurs colportent des propos déshonorants, cela peut affecter toute la famille. Que ce soit le conjoint ou un autre membre de la famille qui soit pointé du doigt comme responsable du suicide, cela entraîne sans doute des divisions et stigmatise la famille, surtout sur le long terme dans la communauté », a-t-elle déclaré. Elle ajoute que cet acharnement sans preuve constitue une double peine pour les proches du suicidé, qui, en plus de leur deuil, doivent faire face à des rumeurs.
Mme Aissata Sall, Assistante de la Présidente du Conseil d'Administration de l'Observatoire du Genre au Mali (OGM), abonde dans le même sens et condamne les commentaires à répétition. « Pour moi, ces propos et insinuations ont un impact très lourd à la fois sur les femmes et sur la société dans son ensemble. Quand une femme met fin à ses jours, plutôt que de chercher à comprendre les vraies causes, on l’enferme dans des stéréotypes comme la jalousie entre coépouses, la maltraitance ou l’incapacité à supporter son foyer. Cela renforce les stigmates qui pèsent déjà sur les femmes », a-t-elle déploré, soulignant que ces considérations brisent la confiance et la cohésion sociale en fermant la voie aux sensibilisations sur des problèmes profonds tels que la santé mentale, la violence psychologique ou la pression sociale, en réduisant le tout à des clichés.
Un avis largement partagé par Abdoulaye Maïga, journaliste à Actuel Média, qui note que ces préjugés, souvent issus des réseaux sociaux, sont diffusés par des personnes soit par méconnaissance, soit en quête de buzz. Selon lui, cela crée de la désinformation et heurte la sensibilité des proches du suicidé. « Souvent, on voit sur des pages d’influenceurs des informations qui, sans vérification, sont véhiculées. Cela peut atteindre les personnes concernées par le drame et engendrer de la haine, surtout lorsque des individus y sont indexés, générant ainsi des sentiments de haine dans l’entourage de la victime. C’est très dangereux, et peut influencer et ou induire en erreur des gens qui n’ont aucune culture médiatique, donc, incapable de recul par rapport à l’information. Cela peut engendrer de la méfiance au sein de la famille et du couple, particulièrement dans un foyer polygamique », a-t-il soutenu.
Impacts et Répercussions sur la Société
Bouba Traoré, Psychologue, souligne que le suicide a des répercussions profondes sur le plan social, touchant les individus, les familles, les communautés et la société dans son ensemble. Selon ses explications, les impacts sur la famille et les proches peuvent se traduire par le chagrin et le traumatisme.
« En effet, la perte d’un proche par suicide entraîne un deuil complexe, souvent accompagné de sentiments de culpabilité, de honte ou de colère. Les proches peuvent se sentir responsables ou se demander ce qu’ils auraient pu faire pour prévenir le geste. Ce genre de perte peut aussi entraîner la rupture des liens familiaux en créant des tensions ou des conflits au sein de la famille, notamment si certains membres se rejettent la faute. Ensuite, un impact non négligeable du suicide peut se faire sentir sur les amis et les pairs, avec l’effet de contagion. Ainsi, dans certains cas, notamment chez les adolescents ou dans des communautés très unies, un suicide peut augmenter le risque de comportements similaires chez d’autres, un phénomène appelé ‘effet Werther ‘ », a-t-il poursuivi.
Il note également que le suicide peut avoir un impact sur la communauté à travers la perte de cohésion sociale. « Dans les petites communautés, un suicide peut fragiliser le tissu social, surtout si plusieurs cas surviennent. Ainsi, il n’est pas du tout exclu que des soupçons soient montés contre un conjoint. Cela peut affecter la cohésion sociale en créant un climat de méfiance et de mépris », a conclu Bouba Traoré.
À son tour, l’universitaire Youssouf Traoré indique que les parents des victimes de suicide vivent leur deuil silencieusement et impuissamment, laissant courir les rumeurs et les allégations mensongères concernant les causes de tel ou tel suicide. Selon lui, ils sont généralement aussi victimes que la personne décédée.
Responsabilité sociale face au suicide
Pour Kangaye Sangaré, les médias doivent préserver la dignité humaine face à ces sujets sensibles, respecter la douleur des familles et éviter de diffuser des informations non vérifiées. Elle ajoute qu’il est également essentiel d'éduquer le public malien sur la santé mentale, les causes des suicides et les ressources d’aide disponibles.
En outre, elle encourage la démystification du sujet, qui ne doit plus être considéré comme un tabou. Cette recommandation est soutenue par Mme Aissata Sall, qui incite à créer un climat d’écoute, de respect et de solidarité, et non un climat où chaque tragédie devient un prétexte pour renforcer des préjugés.
Au-delà, le retour aux valeurs sociétales et culturelles, avec la valorisation de l’éducation de base, de l'entraide et de l'écoute active, contribuerait à réduire les cas de suicide, selon Oumar Khorkoss du Réseau des Communicateurs Traditionnels pour le Développement au Mali ( RECOTRADE).
Gaoussou Mainta, Imam à la mosquée de Flabougou, rappelle que l’islam condamne l’acte, mais que le jugement des familles est tout aussi condamnable. « La religion interdit toute accusation et jugement envers autrui », a-t-il dit. Il invite également à une meilleure sensibilisation sur le sujet.
Au regard de tous ces avis, il est évident que le suicide devient un fait de société, une urgence publique, et que les médias ont un rôle prépondérant à jouer pour sa réduction et la minimisation de ses effets dans la société.
Khadydiatou Sanogo/maliweb.net
Ce reportage est publié avec le soutien de Journalistes pour les Droits Humains (JDH) au Mali et NED.
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