Duel au sommet : Le bicéphalisme sénégalais à l'épreuve

Depuis quinze mois, le Sénégal expérimente une configuration politique inédite, portée par le tandem Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko.

20 Juillet 2025 - 11:40
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Duel au sommet : Le bicéphalisme sénégalais à l'épreuve

Arrivé au pouvoir sur une vague populaire de rupture, le mouvement Pastef s'est engagé dans la promesse d'un nouveau contrat patriotique, articulé autour de la souveraineté, de la justice sociale et d'un projet de transformation systémique. Mais cette dynamique audacieuse se heurte désormais à une complexité institutionnelle vertigineuse.

Le bicéphalisme politique, censé incarner la complémentarité entre la prudence présidentielle et la radicalité militante, révèle aujourd'hui ses fragilités. L'architecture post-transition peine à absorber les tensions entre une légitimité puisée dans les urnes – celle de Diomaye Faye – et une légitimité forgée dans la rue et le combat idéologique – celle d'Ousmane Sonko. La dualité glisse insidieusement vers un duel, alimenté par des divergences de méthode, des postures affirmées et des réseaux d'influence parfois concurrents.

 15 juillet : quand un anniversaire devient déclaration de rupture

C'est dans ce climat de tensions croissantes que le Premier ministre Ousmane Sonko a choisi de transformer son anniversaire, le 15 juillet, en une déclaration politique de haute voltige. Écartant délibérément le cadre parlementaire, il a prononcé une Déclaration de Politique Générale alternative devant un parterre composé du peuple et des intellectuels. Cet acte fort réaffirmait sa posture d'« homme d'action » face à ce qu'il perçoit comme une résistance passive de l'appareil d'État.

Concert de casseroles, brassards rouges, rhétorique de vigilance : la journée du 15 juillet est devenue bien plus qu'une simple célébration. Elle s'est muée en un marqueur de mobilisation populaire, un rituel sonore de contestation et de réaffirmation du leadership sonkien. Face aux appels présidentiels à la conciliation, Ousmane Sonko a opposé une stratégie d'autorité militante, de recentrage idéologique et de dénonciation virulente des «kuluna politiques» – ces figures internes accusées de sabotages administratifs, de clientélisme et de manipulation médiatique. Cette séquence a cristallisé les divergences, soulignant la complexité d'une alliance façonnée dans le feu de l'action.

 Le bicéphalisme sénégalais : fardeau institutionnel ou force stratégique ?

L'histoire politique du Sénégal est jalonnée d'exercices bicéphales souvent tendus, de Senghor et Mamadou Dia à Abdoulaye Wade et Idrissa Seck. Ce modèle, fréquemment en tension avec le centralisme présidentiel, a souvent engendré des rivalités de pouvoir et des paralysies décisionnelles. Aujourd'hui, Bassirou Diomaye Faye incarne une prudence républicaine, un sens aigu de la forme et du respect institutionnel. Sonko, son alter ego et mentor politique, revendique quant à lui un style plus frontal, une rupture assumée, un patriotisme économique offensif.

Leur divergence n'est pas qu'une question de personnalité ; elle reflète des tensions structurelles profondes. Le manque criant de définition constitutionnelle des rôles, l'inertie parfois pesante de l'administration, une polarisation médiatique exacerbée et les attentes contradictoires d'une société civile fragmentée sont autant de défis. La capacité du régime à gérer ces failles déterminera sa trajectoire et la pérennité de son projet.

 Un projet patriotique face aux inerties et aux pressions

Malgré ces frictions, le régime Pastef poursuit une série de réformes audacieuses, fidèles à sa promesse de souveraineté. Le gouvernement a notamment lancé la renégociation des contrats miniers et pétroliers pour maximiser les retombées nationales et garantir une meilleure appropriation des ressources. Un projet de loi sur la souveraineté économique est en cours d'élaboration pour renforcer le tissu industriel local et consolider l'autonomie financière du pays. Parallèlement, une politique de souveraineté alimentaire vise à réduire la dépendance aux importations et à sécuriser l'approvisionnement national.

Cependant, cette ambition patriotique se heurte à des pressions multiformes. L'opposition, bien que affaiblie, ne manque pas d'activer ses leviers diplomatiques. Le capital international, notamment la Société Financière Internationale, observe avec une prudence calculée, dans l'attente d'un recentrage économique plus orthodoxe et prévisible. Des ONG, particulièrement celles engagées dans les questions sociétales et LGBTQ+, dénoncent ouvertement les orientations conservatrices du gouvernement, créant des frictions diplomatiques et idéologiques avec certains partenaires. Face à cela, Ousmane Sonko a durci le ton, envisageant d'interdire certains financements étrangers jugés intrusifs et accusant des partenaires internationaux de chercher à «reconfigurer le logiciel culturel sénégalais» au profit d'un libéralisme sociétal contraire aux valeurs endogènes de la nation.

 Les régulateurs invisibles : entre neutralité et légitimation

Dans ce paysage de recomposition politique, un acteur non élu mais fondamental demeure : les confréries religieuses, ou tarikha. Tidjaniya, Mouridiya, Qadiriya, Layène… ces familles maraboutiques structurent le tissu social sénégalais bien au-delà des clivages partisans. Elles agissent comme des amortisseurs sociaux, des garants de la stabilité morale, et parfois même de véritables « faiseurs de rois » par leur capacité à influencer l'opinion.

Leur soutien peut conférer une légitimité indiscutable à toute initiative politique, tandis que leur désapprobation, même silencieuse, peut créer une résistance populaire redoutable. Le régime Pastef, qui affiche une ligne conservatrice sur les valeurs sociétales, semble en phase avec ces référents traditionnels. Il devra néanmoins naviguer avec prudence pour éviter toute fracture entre son projet politique et le socle spirituel de la nation. Comme on pourrait l'entendre lors des grands rassemblements confrériques : «La politique passe, mais les valeurs de notre peuple demeurent. C'est notre devoir, en tant que guides spirituels, de rappeler que le pouvoir doit servir le bien commun et non l'intérêt personnel, et que les décisions prises aujourd'hui engagent le destin de nos enfants et l'âme de notre nation».

 Bifurcation historique et défi d'unité

Le Sénégal se tient à une bifurcation historique. Le duo Diomaye-Sonko peut incarner une complémentarité stratégique exceptionnelle, à condition que leurs différences deviennent des ressources et non des lignes de fracture. Cette alliance doit s'inventer, se ritualiser, se codifier, pour éviter de sombrer dans une concurrence destructrice qui affaiblirait le projet national.

Le projet Pastef ne pourra survivre à ses ambitions que s'il parvient à intégrer tous les régulateurs du pays — sociaux, institutionnels, spirituels — et à gérer les tensions avec intelligence, cohérence et une vision partagée. Car la transformation patriotique ne se décrète pas : elle se construit dans la confiance, la stabilité et l'adhésion profonde des consciences. Le 15 juillet ne fut pas qu'un anniversaire. Il fut une boussole politique, un révélateur des tensions sous-jacentes et des espoirs immenses. Il pose la question essentielle : le Sénégal est-il prêt à inventer une nouvelle forme de leadership partagé, capable de transformer le pays sans se fracturer ?

Khaly-Moustapha LEYE

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