La chaîne du livre ne pourrait se passer d’un de ses maillons essentiels : la librairie. En effet, si l’éditeur effectue des choix sur les textes, décide de la publication d’un manuscrit, rencontre les auteurs, travaille avec eux et diffuse ensuite leurs ouvrages, le libraire lui, commercialise les livres, en bout de chaîne.
Le libraire n’est pas un simple « vendeur » de textes… et c’est sans doute en cela qu’une librairie ne peut pas être comparée à un commerce quelconque : le libraire partage une passion, défend des ouvrages qu’il a aimés, anime son magasin et apporte le livre au public. La librairie est une passerelle vers la culture dont on ne saurait se passer.
En parcourant les librairies de Bamako, l’occasion se présentait d’interroger leurs gérants et leurs propriétaires sur les conditions d’exercice de leur métier, sur leurs préoccupations mais aussi sur leurs espoirs. Une certitude déjà : tous sont engagés et passionnés par leur métier. Une inquiétude cependant : la passion suffit-il à l’heure actuelle pour que la librairie malienne se développe et se professionnalise davantage ?
« L’histoire de la librairie au Mali s’est faite en deux temps », explique Amadou Touré, actuel président de l’Association malienne des librairies professionnelles (AMLP). Les premières librairies (que ce soit au Mali ou dans la majorité des pays d’Afrique francophone) apparaissent au temps de la colonisation. Créées par des missionnaires, elles desservaient les écoles en manuels scolaires.
Lors des indépendances, une librairie étatique ouvre ses portes à Bamako, la Librairie populaire du Mali, qui sera par la suite privatisée et deviendra la Librairie nouvelle. Lors de sa dissolution en 1988, certains des employés de la Librairie nouvelle rachèteront des succursales et y installeront leurs propres commerces (la librairie Bah du Grand hôtel ou encore celle de l’hôtel Nord Sud par exemple).
Des librairies moyennes
En parallèle, de nouvelles librairies vont s’établir dans la ville : Lipage, Publ’Image, Jamana et plus récemment les librairies Terre des mots et Nouvelle librairie du Mali. Si Bamako compte actuellement une dizaine de librairies, il est étonnant, voire incompréhensible, de constater que la capitale du Mali n’affiche pas « de grande et véritable librairie » comme à l’image des autres pays de la région.
« Le Mali est un des seuls pays où il n’y a pas une librairie de taille en centre-ville, alors qu’on a la possibilité d’en ouvrir une comme au Bénin, en Côte d’Ivoire, au Sénégal… », déclare Bouya Bah. En attendant qu’une telle librairie vienne combler cette lacune, les lecteurs peuvent cependant compter sur un réseau de plusieurs librairies de taille moyenne.
Un réseau encore fragile au vu des disparités d’un point de vente à un autre. Notons que dans les capitales régionales, il n’existe pas de librairies dignes de ce nom ou en tant que telles mais seulement des petits points de vente voués en grande partie à la papeterie.
Il existe une dizaine de librairies à Bamako : certaines sont spécialisées dans le livre scolaire et universitaire et bénéficient du Programme Plus, d’autres sont dites librairies générales (proposant des ouvrages de littérature, des essais, de la jeunesse, du pratique, etc.), enfin les dernières subsistent surtout grâce à leur rayon papeterie. La plupart de ces libraires bénéficient des commandes institutionnelles qui représentent souvent une grande partie de leur chiffre d’affaires et leur permettent de « survivre ».
Au cours des visites, deux profils de librairies se sont clairement dessinés. D’une part, des librairies désuètes aux livres fatigués, jaunis par le temps, à l’aménagement inadapté, possédant un fonds assez « pauvre » et souvent obsolète. Sans vitrine, ces librairies ont de la difficulté à être identifiées en tant que telles… comme si le public n’était pas invité à y entrer.
D’autre part, des librairies achalandées, spacieuses, accueillantes où les nouveautés présentées sur les tables côtoient les livres essentiels de la littérature africaine sur de beaux rayonnages. En un mot, des librairies professionnelles.
Comment expliquer de tels décalages entre ces points de vente ? Une des raisons principales reste sans doute le choix de l’emplacement de la librairie, autrement dit, l’étude de sa zone de chalandise.
Une librairie située dans un quartier favorisé bénéficiera de bien plus de clients au pouvoir d’achat élevé qu’une librairie placée dans un quartier modeste. Marie Wakim (librairie Terre des mots, quartier de l’Hippodrome), Awa Viviane Dagnoko (Nouvelle librairie du Mali à l’ACI-2000) ou encore Bouya Bah (librairie Bah du Grand hôtel) précisent par exemple que la majorité de leurs clients sont des Européens qui, pour beaucoup, habitent ou fréquentent ces endroits, devenus stratégiques pour les libraires.
Et concernant les autres librairies ? Les avis sont unanimes : un des problèmes majeurs est que les Maliens n’ont pas le réflexe d’entrer dans les librairies. « Ce n’est pas dans leur habitude, ce n’est pas instinctif du tout… », déclare Marie Wakim, « parce que le Malien ne lit pas par curiosité mais par nécessité », ajoute Bouya Bah.
Si les lectures sont essentiellement utilitaires (scolaire, technique, professionnel), la lecture plaisir, la lecture de loisir, ne semble pas encore être répandue. Situation paradoxale quand on observe que le taux d’analphabétisme au Mali diminue progressivement, que les politiques de scolarisation se renforcent, que les bibliothèques se remplissent de plus en plus et que les jeunes lecteurs se multiplient.
En effet, tandis que la lecture tend à toucher un lectorat toujours plus large, le principal obstacle aujourd’hui reste l’accès au livre. Autrement dit, son mode de diffusion dans un premier temps et son prix dans un second temps.
Des voies de diffusion parallèles
Le fléau pour les libraires reste la concurrence féroce des « librairies par terre », ces étalages de livres usagés, de seconde main, qui recouvrent les marchés. Ce système de commercialisation parallèle vient court-circuiter les librairies traditionnelles : « Ils ne paient pas de taxes, pas de locations par rapport à nous », se lamente Amadou Touré ; « et comme les gens ne se déplacent pas en librairie pour un livre, il faut que le livre soit à côté du pot de mayonnaise qu’ils venaient chercher pour qu’ils l’achètent », déclare de son côté Amadou Bah.
Une preuve supplémentaire des habitudes d’achat du public : le livre doit être à la portée des clients, introduit dans son quotidien. Le phénomène se généralise au niveau international, les éditeurs cherchant à diversifier au maximum leurs canaux de vente et les libraires à inventer des nouvelles voies de commercialisation.
Faudrait-il alors sortir le livre des librairies, aller à l’avant des clients et ne plus attendre que ces derniers franchissent les portes des librairies ? C’est ce que font la plupart des libraires, soit en proposant des expositions ventes dans les écoles ou en ciblant le public de certains magasins, soit en organisant des rencontres et des lectures, soit en participant à des manifestations culturelles.
Car, contrairement au discours ambiant, les Maliens lisent… même si le nombre de lecteurs est encore minime, même si le prix du livre les arrête, la demande existe. Cela s’illustre notamment à travers des manifestations culturelles comme Etonnants voyageurs ou La Caravane du livre qui drainent les foules et engendrent souvent d’importants bénéfices pour les éditeurs et les libraires.
Ce genre de manifestations touchent par ailleurs les villes à l’intérieur du pays, pour lesquelles l’accès au livre s’effectue le reste du temps grâce aux bibliothèques associatives et autres ONG. Certains libraires déploient beaucoup d’énergie pour assurer le succès de ces animations : « La Caravane du livre est une très bonne initiative, il faut maintenant mobiliser les éditeurs locaux, réfléchir avec tous les acteurs pour lui donner une dimension institutionnelle », insiste Amadou Bah.
Quelles perspectives ?
Face aux inquiétudes et aux constats pessimistes, des signes préfigurent toutefois de nouvelles perspectives pour la librairie malienne et notamment l’arrivée d’une nouvelle génération de libraires, jeunes et dynamiques. Marie Wakim explique que pour faire connaître sa librairie, elle fait énormément de publicité : « Je met des annonces de partout, dans les principaux supermarchés, dans les endroits qui sont très visités par les étrangers. Et puis j’ai fait des flyers que je distribue un peu partout dans les magasins ».
Amadou Bah de son côté déborde d’idées et met en place divers projets pour animer sa librairie et attirer la clientèle : « J’ai l’impression qu’on ne fait jamais assez de publicité malgré les listings de livres que je diffuse dans les journaux. Cela me permet de vendre des livres jusqu’à Sikasso ! Il y a vraiment un travail de communication et de promotion à faire pour que les gens aient la bonne information ».
Reste à croire en l’union des énergies et des idées de chacun, qui conduirait à de réelles avancées. La solidarité de tous les libraires mais aussi de l’ensemble des professionnels du livre peut conduire à l’expansion des librairies. Le soutien des pouvoirs publics et de l’Etat peut favoriser et consolider le réseau des librairies de Bamako mais aussi des capitales régionales.
Il faudra encore faire preuve d’une grande créativité et d’un certain acharnement pour que les librairies se remplissent, pour que la chaîne du livre ne soit pas rompue à cet endroit-là. Toute l’économie du secteur du livre en dépend : si un maillon faiblit, la chaîne déraille. Plus que jamais, tous les acteurs du livre ont pour mission de se mobiliser afin que les libraires puissent continuer à être des passeurs de culture.
Laurence Hugues
(stagiaire aux Editions Jamana)
Le prix du livre
La Caravane du livre essaie en effet de pallier le principal obstacle du livre : son prix. Car, au-delà de l’inadéquation entre le lieu de vente et les habitudes d’achat, le problème majeur, et certainement le plus pénalisant pour les libraires reste celui du prix du livre. « Qui a les moyens de se payer un livre à 20 000 F CFA ? » interroge Amadou Touré. Est-il possible en effet de consacrer 10 % voire bien plus d’un salaire pour un livre ? Manger ou lire, la priorité ne se discute pas. Le prix du livre, qui est fixé par l’éditeur, doit permettre à l’éditeur et aux libraires de financer leur entreprise. Les libraires obtiennent généralement entre 25 et 35 % de remise de la part des éditeurs et dégagent une marge de 10 à 15 % sur les ventes.
Mais, bien qu’ils achètent la production des éditeurs nationaux, les libraires commandent la majeure partie de leur stock en France. Et, si le prix du livre reste exorbitant, c’est, entre autres, à cause de son coût de transport qui est à la charge du libraire. Le libraire grâce aux catalogues et aux lettres électroniques qu’il reçoit passe commande (par fax ou par mails) auprès des diffuseurs en France. Les livres sont alors groupés en France pour être ensuite acheminés par bateau ou par avion, dans des délais de 3 à 6 mois. Les libraires ont intérêt à anticiper les demandes, à connaître les attentes de leur public et à établir un calendrier précis : les livres de la rentrée de septembre ont été commandés en mars dernier !
Mais surtout, les libraires ont intérêt à tenir une comptabilité rigoureuse : « Entre les frais de douane et les frais de port, la facture peut quasiment doubler ! », explique Bouya Bah, ce qui se répercute sur le prix de vente du livre. Malgré certaines subventions à l’importation comme celles de la Centrale de l’édition à Paris (organisme qui regroupe les commandes des éditeurs pour les faire transiter par un transporteur unique), les coûts de transport et ensuite les frais de douane sont bien trop élevés pour que le livre reste un produit abordable.
L. H.
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Du lobbying ?
« Tout le monde se plaint du prix du livre, mais rien n’est fait », déplore Amadou Touré. Quel rôle pourrait jouer l’AMLP ? « On avait déjà fait du lobbying auprès de l’Etat pour la suppression de la TVA sur les livres, aujourd’hui le livre est exonéré de TVA au Mali », affirme Amadou Touré.
Pourquoi les libraires ne font-ils pas pression ensemble pour trouver de nouvelles solutions ? Pourquoi ne pas envisager une subvention des pouvoirs publics maliens pour les frais de port tout comme pour l’exonération des frais de douane ? Les libraires semblent sceptiques, voire fatalistes, comme s’il était utopique d’espérer une quelconque aide de l’Etat.
Pourtant, grâce à l’appui financier des ministères concernés, les libraires pourraient espérer proposer le livre à un prix accessible, mais pourraient également informatiser et professionnaliser leurs employés. En effet, rares sont les librairies qui sont équipées d’un logiciel informatique de gestion des stocks, la plupart gèrent leur inventaire sur papier, à la main.
A cela s’ajoute le manque de formation des employés. « La formation des libraires, c’est ce qui fait vraiment défaut », reconnaît Amadou Touré. La plupart ont appris le métier sur le tas, quelques-uns ont suivi des formations, mais les employés manquent souvent de connaissances sur la chaîne du livre et son fonctionnement. Un autre chantier à mettre en route.
L. H.
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