Tribune : Le grand diagnostic et le remède du grand corps malade

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Le monde se trouve à un tournant décisif de son histoire. Nous n’y sommes (peut-être) pas assez conscients. Mais sous l’ombre du silence, les grands horizons se dessinent, comme pour accréditer d’ailleurs la thèse de l’auteur de la Voie, selon laquelle tous les grands événements demeurent invisibles, Edgar Morin (2011).

De part et d’autre, il est sévi par la crise démocratique, de la lutte d’influence entre grandes puissances et surtout de la tentative de renversement du paradigme de la gouvernance mondiale. L’hégémonie occidentale est mise cause, la prééminence américaine est contestée. La rivalité hégémonique entre grandes puissances elle-même a pris une nouvelle dimension.

Le mot d’ordre n’est plus démocratie contre communisme, socialisme contre capitalisme, privatisation contre nationalisation, mais plutôt liberté, souveraineté, multilatéralisme, malgré le phénomène croissant de l’interdépendance entre Etats, de la mondialisation avec son avatar de transformation du monde en village planétaire – du fait de la circulation rapide des idées, des informations, des biens, etc. Bref, le combat idéologique n’est plus d’actualité.

Un nouvel ordre mondial se forge à l’horizon. Autant pour dire que l’auteur de la Fin de l’Histoire s’était grandement trompé, Francis Fukuyama (1999). L’histoire n’a pas pris fin. Loin d’avoir pris fin, elle est à nouveau en mouvement, selon l’expression de l’historien britannique, Arnold Toynbee (1934). La montée des populismes s’observe ici et là, la guerre entre nations est devenue banale, les institutions internationales sont face aux prises d’une multitude de menaces existentielles.

Les tensions politiques s’aggravent, les défis de portée mondiale se multiplient, la démocratie menacée, l’autoritarisme est en marche, la diplomatie mondiale empoisonnée. Le clivage entre l’Est et l’Ouest, entre le Nord et le Sud s’accentuent ; partout dans le monde les anciennes tensions s’enveniment et les nouveaux risques voient le jour, disait Antonio Guterres, dans son discours lors de la 78e session de l’assemblée générale annuelle de l’Organisation des Nations unies (ONU), qui s’est ouverte le mardi 19 septembre, à New York.

Oui, les tensions anciennes s’enveniment, et la ligne de fracture se referme à nouveau sur la cause palestinienne, qui semblait être tombée dans l’oubli du fait de la guerre russo-ukrainienne. Le choc de civilisations refait surface, Huntington n’avait peut-être pas tort. Et l’Occident semble créer une nouvelle atmosphère de croisades à l’encontre du Croissant, disait le président turc, Erdogan, lors d’un “meeting de soutien à la Palestine”, le 28 octobre 2023.

Bref, partout s’agrandisse le fossé, la ligne de fracture qui sépare les nations. Laissant ainsi le monde dans un état d’anarchie ordonnée, selon l’expression du sociologue Edward Evan Evans-Pritchard (1968), parlant du mode de vie et des institutions politiques des populations nilotiques soudanaises, Les Nuer.

Et dans cette anarchie ordonnée, le Mali (comme d’autres pays d’Afrique de l’Ouest) est devenu un terrain privilégié de rivalité, de confrontation entre grandes puissances. Le chemin pour un avenir certain y est parsemé d’embauches. Les ressources de galvanisation politique des foules y tarissent un peu lentement, car le retrait de Barkhane et celui de la Minusma y sont devenus effectifs.

Devenant ainsi un grand corps malade abandonné dans le coma, il est caractérisé par tous les maux. Une démocratie sans le dèmos, la foule s’y dirige constamment contre le peuple. Les institutions ne sont plus représentatives, le peuple ne s’y reconnaît pas, le système politique est mal perçu et conçu. La nature turbulente de la foule guide et décide désormais le destin du pays. Le pouvoir incontrôlable de cette masse qui se révolte sans cesse et à toute occasion pour répondre à l’appel du Grand Ayatollah, met à mal le pouvoir de la loi. Le peuple comme source de légitimité du pouvoir n’a plus de sens.

En son nom, tout le monde parle, tout le monde s’y identifie et s’y revendique. Là où la raison s’éteint et s’échoue, les armes et la foule s’imposent. Les organisations régionales et sous-régionales s’éloignent de plus en plus de leurs missions fondatrices. Face à cette situation, les animateurs et gardiens du temple du savoir sont relégués au second plan, les journalistes concèdent et cèdent la place aux propagandistes, et les journaux n’ont plus de lecteurs.

L’agora moderne (les réseaux sociaux) pilonne sans cesse et influence les choix et décisions politiques des dirigeants, la production du savoir et du savoir intellectuel est à l’agonie. La diversité d’idées ou d’opinions s’étouffe de plus en plus, par peur de représailles de la machine judiciaire, qui serait elle-même aux ordres de ce grand monstre que le philosophe britannique, Hobbs appelait le Léviathan (l’État). Autrement dit, le seul détenteur de la violence légitime, pour reprendre à mon compte l’expression du sociologue allemand, Max Weber.

La France est, selon la très grande croyance populaire entretenue par la machine étatique pour galvaniser la foule et non le peuple, responsable de tous nos malheurs. Pourtant, en s’en tenant aux faits, cela relève de l’utopie. La France est tout simplement victime de son arrogance et de son hypocrisie à pouvoir ou vouloir respecter les valeurs qu’elle prétende être porteuse ; et surtout de son ignorance sur l’émergence d’une nouvelle conscience collective africaine. Autrement, elle a peu d’intérêt économique au Mali. Mais il faut s’y taire et suivre donc la direction du vent en la présentant comme le mal absolu de tous nos maux, au risque d’être emporté par la tempête.

Nous nous sommes toujours trompés d’adversaires et de diagnostics. Et nous semblons à cet effet devenir les traînés de l’histoire. Porteurs des visions qui ne voient plus rien, nous avons perdu ou en train de perdre la boussole et la direction de l’histoire. Plus de soixante ans d’existence indépendante, nous avons organisé ici et là des conférences nationales, des forums, des dialogues. Mais le bout du tunnel est loin d’être perçu. Et l’intelligentsia malienne elle-même commence à s’éteindre lentement, mais sûrement.

Le pays ne brille désormais dans un aucun domaine. Pourtant, nous fûmes quand d’autres n’étaient pas, parait-il. Et nous serions les héritiers des concepteurs de l’une des premières constitutions humaines ayant fédéré les hommes noirs : la charte de Kurukanfuga. Avérée au long des siècles, résistant à la vicissitude de temps et des époques, vielle de plus d’un demi-siècle à la Déclaration française des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, antérieure à plus de 700 ans à la Déclaration universelle des droits de l’Homme de l’ONU (1948), contemporaine à la Magna Carta britannique (1215), la Charte de Kurukanfuga a été élaborée par des hommes et femmes n’ayant jamais connu Harvard ou La Sorbonne. Mais nous voilà sur le chemin de la grande disparition, sous la direction des grands diplômés.

Droit au mur nous partons, si nous ne prenions pas conscience des causes qui sont à la base de nos malheurs. Les causes de nos malheurs seraient, pour les très grands et brillants spécialistes des solutions de tous les problèmes, liées au système monétaire, le F CFA. Même s’ils oublient notoirement que la Guinée, qui possède sa propre monnaie, a le même niveau économique et est confrontée (presque) aux mêmes problèmes que le Mali.

Seraient-elles liées à l’instabilité politique ? Je n’y crois pas. En moins de dix ans, c’est-à-dire entre 1945 et 1954, la France a connu vingt gouvernements. L’Equateur, entre 1996 et 2006, a connu dix présidents. Cependant, en termes de progrès économique, il est difficile de comparer le Mali à ces pays précédemment cités.

A l’insécurité ? Non. L’insécurité, l’instabilité politique ou encore le système monétaire n’est que les conséquences et non les causes de nos malheurs. Nous devons donc tourner le regard ailleurs, vers d’autres facteurs, pour y appréhender scientifiquement. Animé par la volonté d’apporter une nouvelle approche d’explications au retard économique, à la crise démocratique qui sévit notre pays, je me suis démarqué des variables et méthodes communes – qui accordent plus d’attention non pas aux institutions et à leur orientation, mais plutôt qu’aux facteurs internes (le rôle des acteurs dans la prise et dans le choix de décisions, les conflits sociaux, les phénomènes religieux et monétaires, les défis sécuritaires et économiques, etc.) et facteurs extérieurs (l’intervention militaire extérieure, l’influence des acteurs extérieurs, etc.) – pour tenter de déterminer empiriquement le retard économique, le déficit démocratique auquel est confronté le Mali, notre pays, le grand corps souffrant.

Sekhou Sidi Diawara

Etudiant-chercheur à la Faculté des sciences politiques de Belgrade (Serbie)

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1 commentaire

  1. Diawarake, le monde unipolaire occidental esclavagiste, colonialiste et imperialiste est a son déclin et agonise rapidement et un nouveau monde multipolaire est ne et grandit tres vite pour remplacer le monde unipolaire. Voici toute la réalité du monde d’aujourd’hui

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