Les drames de la jalousie (3) : les reconvertis

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    Certains jaloux vont trop loin. Ils sont alors contraints à un repli tactique qui ressemble à une défaite

    Les drames de la jalousie (3) : LES RECONVERTIS

    Oualy avait raté le long débat sur les jaloux violents. Il s’était éclipsé pour une course urgente à faire et quand il revint, Fakoly achevait sa narration des tumultes vécus par le couple Diola/Nana. Pourtant l’absent aurait eu lui aussi des choses à rappeler. Au « Grin », ils étaient quelques-uns à bien connaître l’histoire du cousin de Oualy, un dénommé Koman. Ce dernier avait connu une évolution proprement stupéfiante. C’était un “jaloux cogneur” que tous croyaient incorrigible. Mais il avait vécu un drame terrible au début des années 70 et s’était radicalement transformé, au point de passer aujourd’hui, aux yeux d’une majorité de ses connaissances pour un vrai mollasson. Mais ceux qui connaissaient le vrai fond de l’histoire ne condamnaient pas Koman. Ils savaient qu’elle était l’épreuve inhabituelle, qui avait métamorphosé le caractère de l’homme et cela pour toujours. Dans le grand débat qui agitait tout le « Grin », le cas du cousin de Oualy constituait une transition idéale pour parler des jaloux résignés. Fakoly le savait, mais en homme de tact et malgré les sollicitations des membres du « Grin », il répugnait à évoquer un cas qu’il connaissait bien, mais dont le récit aurait pu gêner son ami d’enfance. Oualy le comprit et lui en sut gré. Il débloqua la situation en prétextant qu’il devait repartir. Il indiqua que “sa commission urgente” n’avait pas encore abouti. En partant, il donna explicitement le feu vert à Fakoly pour parler de Koman avant de conclure un peu pompeusement “Comme cela, beaucoup sauront que parfois la jalousie pourrait tuer aussi sûrement l’amour que l’aurait fait le SIDA”. La compréhension dont faisait preuve Oualy fut appréciée dans le « Grin ». Surtout par ceux qui savaient que leur ami, même s’il s’en cachait, avait été très marqué par l’affaire de son cousin. Fakoly était de ce groupe et souligna que son scrupule de parler de l’affaire était également motivé par le fait que Koman était quand même de deux ans leur aîné. “Je parie, affirma le narrateur, que s’il n’avait pas connu ses déboires amoureux, il aurait été un membre à part entière de notre « Grin », car dans les années 60 on se fréquentait de manière très suivie. Mais il faut reconnaître que déjà à cette époque il était un adolescent au tempérament sanguin et qu’il manifestait des réticences vis-à-vis de la vie en groupe. Son tempérament emporté en faisait un garçon tout d’une pièce, mais pas vraiment méchant. Koman mettait également un point d’honneur à réussir dans tout ce qu’il entreprenait. Un jour, son meilleur ami de l’époque lui fit en public une petite remarque ironique, mais que Koman jugea humiliante pour lui. Pourtant l’ami en question s’était limité à lui prédire que s’il n’apprenait pas à danser, il n’aurait jamais de petite amie.

    Professeur de bonnes manières _ Koman réagira violemment à cette réflexion anodine. Oualy, Zankè et moi nous avions assisté à toute la scène. Avant que nous ayons pu nous interposer, les deux amis s’empoignèrent dans une terrible bagarre. Ils s’interrompirent un moment après et nous croyions tous que l’affaire était close. Mais en fait, les deux adversaires ne s’étaient arrêtés que pour se lancer un défi, celui de poursuivre leur explication musclée aux alentours de l’ex-base aérienne dans le lit du Farako. Ils partirent en nous interdisant de les suivre. Nous les avions regardé partir avec résignation. Nous étions pratiquement certains de ne plus revoir l’un d’entre eux vivant. Mais le lendemain on les retrouva ensemble, plaisantant comme si rien ne s’était passé. Koman mit cependant un point d’honneur à devenir un excellent danseur. Il y réussit si bien qu’il devint notre professeur. Un heureux concours de circonstances fit que Koman conquit, lors du bal de fin d’année du Lycée de jeunes filles, celle qui allait devenir quatre ans plus tard sa femme, Massitan. On l’appelait sous le sobriquet de « Massi », il faut avouer qu’à l’époque nous étions tous férus de diminutif. Seule l’opposition des parents de la fille qui redoutait (déjà) pour elle le caractère violent de Koman retarda le mariage.

    Cependant au début des relations du couple, les parents de l’épouse durent modifier leur jugement. Ils se félicitaient notamment de ce que le prétendant soit quelqu’un d’aussi bien élévé et qui enseignait à leur fille les bonnes manières. Koman apprenait notamment à sa fiancée à ne pas adresser en public la première la parole à un homme, à ne pas regarder droit dans les yeux un autre homme que lui, à préférer les pagnes aux jupes afin de ne pas exhiber une partie de ses jambes qu’elle avait très belles et surtout à ne pas rouler son postérieur assez proéminent en marchant les cuisses serrées. Mais si le professeur était disponible pour enseigner les bonnes manières à sa future épouse, il se montrait aussi très pointilleux dans l’observation de ses enseignements. Il suffisait que Massi s’oublie un instant pour qu’elle se fasse sonner les cloches sans ménagement, même dans sa propre famille. Les coups que donnait Koman devenaient de plus en plus rudes et les parents marquèrent alors leur désapprobation devant ces corrections répétées que le jaloux infligeait à sa bien-aimée. Koman mit donc un bémol à ses accès de colère et reprit la conquête de ses beaux-parents. Il y réussit à merveille. Les parents cédèrent devant son insistance et lui donnèrent leur fille mariage. Koman avait auparavant arrêté ses études et était entré dans le monde de l’enseignement. Je vous épargnerai les détails sur ce que fut la vie du ménage à ses débuts et j’en arriverai à cette fameuse année 1972. Koman servait alors dans un chef-lieu d’arrondissement de la 4è Région. Il avait réussi à faire admettre son épouse comme secrétaire d’administration grâce à l’appui du maître des lieux avec lequel il s’entendait bien. Dans ce coin tranquille du Mali profond, la distraction des fonctionnaires résidait uniquement dans les parties de belote organisées à tour de rôle chez un enseignant, un commis, un infirmier ou un agent d’agriculture. Pendant les week-ends, les enseignants des autres localités venaient au chef-lieu pour s’approvisionner à la foire qui se tenait le dimanche. Leur présence créait alors un surcroît d’animation dans la petite colonie de fonctionnaires.

    Le sang à la tête _ Justement, ce fut l’un des visiteurs qui allait être à la base de la résurgence de la violence de Koman. Dionkè (c’était son nom) connaissait bien la femme de notre grand frère, parce que cette dernière avait été l’une des meilleures amies de sa cousine au lycée. Les deux jeunes gens ne manquaient aucune occasion d’évoquer leurs souvenirs communs, mais Koman en prit ombrage au point d’interdire à Massi de parler avec Dionkè. La jeune femme se rebiffa devant une exigence aussi absurde et son attitude lui valut les foudres du mari. Elle dut rester alitée pendant deux jours sans que personne ne se doutât de la violence des querelles dans le ménage. De guerre lasse, la battue intima à Koman d’enjoindre lui-même à Dionkè de ne plus la voir. Ce que le jaloux accepta de faire. Deux semaines plus tard, Dionkè revint et comme par hasard, le couple Koman accueillait la partie de belote du week-end. La situation était cornélienne pour notre grand frère. Il se trouvait déchiré entre la nécessité de faire bonne figure en tant qu’hôte des lieux et le désir irrépressible de dire à Dionkè ses quatre vérités. Il se doutait aussi que s’il s’y prenait d’une manière trop maladroite, il deviendrait la risée de la petite colonie de fonctionnaires. Tout le monde ferait des gorges chaudes sur sa jalousie qu’il avait jusque là réussi à tenir cachée à ses collègues. Il passa toute la matinée à hésiter et surtout à se ronger les sangs en regardant sa femme, qui était vraiment en beauté ce jour-là et qui se montrait une hôtesse exemplaire. Son amabilité souriante exaspérait Koman, qui pensait qu’elle était tout émoustillée par le fait de recevoir son soit disant « amant » sous son toit. Après le repas de midi, il entraîna Massi dans la chambre à coucher et lui recommanda d’y rester pour sa sieste comme à son habitude. Elle refusa tout net, disant qu’il n’était pas question pour elle d’abandonner d’une manière aussi discourtoise ses hôtes. Le ton montait entre eux et l’épouse, pour éviter que l’échange ne prenne un tour regrettable, sortit sous la véranda. Sa brusque volte-face fit monter le sang à la tête de Koman, qui la suivit à grandes enjambés, la rattrapa au milieu de ses invités et lui administra du gauche (il était gaucher) une gifle retentissante assénée du revers de la main. La claque résonna comme un coup de fusil et la brutalité du geste imposa un silence catastrophé. La jeune femme partit à la renverse, tomba les bras en croix et ne se releva pas.

    Deux des invités qui avaient recouvré plus promptement leurs esprits se précipitèrent et tentèrent de la ranimer la malheureuse. L’infirmier Djimè arriva à son tour, tâta le pouls et décréta qu’elle était morte et non évanouie comme l’avait pensé les deux premiers secouristes. Les invités, après maints conciliabules, décidèrent de prévenir le chef d’arrondissement et le chef de village avant d’organiser les funérailles. Koman pendant ce temps restait prostré. Son hébétude persista deux longues heures et ses amis le veillaient, comme on veille un mort. Cependant le chef d’arrondissement ne voulut pas prendre sur lui de clore ainsi l’affaire de sa collaboratrice et il fit prévenir les gendarmes, qui se trouvaient dans une localité voisine de vingt kilomètres. Les pandores devaient venir faire un constat, ce qui déplut fortement aux enseignants. Ceux-ci virent dans l’initiative de l’administration un mauvais coup porté à leur corps. Malgré un plaidoyer apaisant du directeur d’école, l’atmosphère ne se détendit pas. L’arrivée des gendarmes au crépuscule et la longue nuit de déposition des témoins qui s’en suivit, ne furent pas pour arranger les choses. Koman lui-même ne cessait de répéter en pleurant et en hoquetant qu’il avait tué sa femme, qu’il était un assassin. Le lendemain les gendarmes autorisèrent l’inhumation à la condition d’amener Koman pour une garde à vue à leur poste. Après un conciliabule avec le chef d’arrondissement, on adopta cette solution, car il y avait bien eu pour le moment “homicide involontaire” d’après les témoignages recueillis. Le dossier allait être complété et bouclé seulement après l’audition des parents de la défunte, affirmèrent les hommes en uniforme avant d’amener Koman.

    Le repentir du 9 janvier _ Par rac, on prévint la famille et le premier commentaire de la belle-mère de Koman (“Je savais qu’il allait tuer un jour ma fille”) fut accablant pour le malheureux jaloux. Heureusement, le père en bon croyant mit la mort de la jeune femme sur le compte de la destinée. Une délégation composée des parents du couple vint de Bamako pour aller se recueillir sur la tombe avant de rencontrer Koman. “Je l’ai giflé parce qu’elle refusait de m’obéir et elle en est morte”, répétait le malheureux sans même essayer d’écouter ceux qui voulaient l’apaiser un tant soit peu. Cependant certaines personnes venues de Bamako et comptant sur les indiscrétions des habitants avaient mené leur propre investigation pour savoir si “M’ché”, comme on l’appelait à son poste, battait souvent sa femme.

    Leur verdict disculpa Koman. “M’ché”, répétait-on partout, ne battait pas son épouse. Au contraire il l’aimait beaucoup. L’accusé bénéficiait du fait que ses disputes avec sa défunte femme s’étaient toujours déroulées à huis clos et que l’épouse décédée avait eu la pudeur de ne jamais rapporter, à qui que ce soit, les scènes que lui faisait le jaloux. La tension retomba et Koman fut relaxé. Il obtint même d’être muté non loin de Bamako, mais abandonna bientôt l’enseignement et se lança dans le commerce. Il était le seul à mesurer exactement la portée de sa faute et ses tourments de conscience firent qu’il passa sept ans avant de se remarier. Chaque 9 janvier, date commémorative du tragique incident, il se rend dans son ancien poste pour se recueillir sur la tombe de Massi et faire des sacrifices. Il a fait dresser une dalle avec l’accord des villageois, si bien que pour ceux-ci l’homme passe pour un fidèle auquel tout le monde devrait ressembler. Là-bas, on lui voue une admiration sans borne pour cette attitude. Mais le plus réconfortant pour lui fut que sa belle-mère, mise au courant de son repentir sincère, lui a pardonné du fond du cœur. Un jour pour être en paix avec lui-même, Koman fit réunir les deux familles et leur expliqua comment le drame était arrivé. Comme il achevait son récit, il éclata en sanglots et fit pleurer tout le monde neuf ans après la tragédie. Le repentir, conclut-il, serait désormais dans son cœur, mais aussi dans son comportement. Est-ce pour être en phase avec son serment de ce jour-là qu’il est devenu en apparence résigné devant les incartades conjugales de sa seconde épouse actuelle Ouleymatou ? Il y a sans doute cela, car Koman nous avait confié à l’époque que pour être sûr d’en finir une fois pour toutes avec la jalousie, il allait opter pour la bigamie. Son raisonnement nous laissa sans voix. L’un de nous lui démontra que Ténin, qu’il avait épousée huit ans après la disparition de Massi, était belle, calme et sérieuse.

    Elle s’occupait bien des deux enfants du premier mariage de Koman comme si elle était leur vraie mère, ce qui est rare. Après avoir écouté ces arguments avec une certaine impatience, le grand frère nous foudroya littéralement en nous faisant la réflexion et les révélations suivantes : “Justement, mes frères, c’est pour ne pas la perdre que je vais lui trouver une “petite sœur”. Je me rends compte que l’amour que je voue à Ténin croit, chaque jour que Dieu fait, et est en passe d’atteindre le niveau de celui que j’avais pour celle qui est dans l’au-delà. Pour moi, un tel amour va m’amener à nouveau des ennuis, surtout que le métier de négociant que j’exerce actuellement ne me permet pas d’être très souvent aux côtés de mon épouse. Or si les hommes m’ont pardonné mon comportement de jaloux violent, Dieu ne l’a pas fait. Je me surprends fréquemment à poser des questions inquisitrices à ma femme (parfois dans le lit) et après coup j’ai honte de mon manque de confiance vis-à-vis d’elle. Parce que c’était un véritable tribunal que j’organise à son endroit, tout en lui souriant. Donc je me suis dit que si je me prenais une seconde femme, j’importunerais moins Ténin par mes questions idiotes. Car il serait logique que je me montre plus vigilant vis-à-vis de la seconde”. C’était là un raisonnement des plus bizarres et il n’était guère convaincant pour quiconque prenait la peine de l’analyser. Mais Koman s’était entêté à exécuter ce plan et il ignora complètement nos réserves. Il nous interdit même d’approcher Ténin pour lui faire comprendre, le côté déroutant de la décision qu’il allait prendre. On s’en est passé volontiers car elle n’était pas facile ni à faire comprendre, encore moins à faire admettre qu’un homme veut épouser une femme, qui va le tromper allègrement et s’en réjouit d’avance.

    Le grand frère complètement détraqué_ Koman épousa donc Ouley. Il était bien mal tombé, parce que la seconde épouse lui fut copieusement infidèle. Elle lui donnait à peine le temps de regarder ailleurs avant de s’éclipser avec un de ses amants. Le grand frère l’a même une fois surprise en flagrant délit en la suivant dans un hôtel de passe. Il ne fit sur le coup aucun scandale, se bornant tout simplement à appeler à haute voix l’infidèle, comme s’il doutait de ce que lui montraient ses yeux. Koman ne s’échauffa véritablement que deux jours après. Il alla chez l’épouse adultère cria sa colère pour lui dire qu’elle ne méritait pas d’être la “petite sœur” d’une femme aussi vertueuse que Ténin. L’interpellée, contrairement à ce que l’époux bafoué croyait, ne se laissa pas faire. Loin de courber la tête et de se repentir, Ouley contre-attaqua avec virulence.

    “Et toi, vociféra-t-elle, crois-tu être un mari digne d’avoir une femme comme Ténin ? C’est toi, avec tes questions idiotes, qui m’a incité à aller chercher un autre homme. En deux ans tu m’as soumis à toutes sortes d’interrogatoires humiliants et grotesques. Tu m’obligeais même à compter devant toi mes petits pagnes avant de les ranger lorsque tu me quittais pour déménager chez Ténin. Puis tu revenais à l’impromptu les recompter, car pour toi j’en avais fait usage avec un autre homme. En fait, tu es un masochiste qui s’ignore. Maintenant que j’ai choisi d’aller avec qui me plaît, qu’est-ce que tu vas faire ? Me tuer comme tu as tué ta première femme ?” Aveuglé par la fureur, Koman bondit pour battre l’insolente, mais il se retint à temps. Il se prit alors la main gauche et la mordit jusqu’au sang. Ténin vint conseiller à Ouley de se taire et tout calmement lui demanda si elle ne pouvait pas supporter la jalousie de son époux de s’en aller. L’autre se le tint pour dit, car Ténin lui en imposait. Cette nuit-là Koman revint chez Ouley tard dans la nuit et mieux, il la sollicita pour accomplir son devoir conjugal. Quand il nous rapporta cela, Oualy et moi sûmes que quelque part la jalousie avait complètement détraqué notre grand frère. Pour lui, Ténin était une femme qu’il vénérait littéralement alors que Ouley représentait à ses yeux l’expiation de sa jalousie. A ceux qui lui conseillaient de divorcer de sa seconde femme, il répondait qu’il ne s’en sentait pas capable. Puis, ajoutait-il avec philosophie, Dieu lui avait sans doute envoyé Ouley pour le punir de n’avoir jamais confiance en une femme. En fait, la situation n’est pas absolument insupportable pour le grand frère. Ses affaires prospèrent et d’une certaine manière il tient Ouleymatou par les cordons de la bourse. Actuellement il y a moins de tumulte sous le toit de Koman, mais je doute qu’il ait complètement dompté ses instincts d’homme jaloux. Il a seulement substitué l’agression verbale à l’agression physique.

    De toute façon, il a cinquante-trois ans et ce n’est pas à cet âge là qu’on se refait”. Fakoly, qui semblait un peu fatigué par sa narration du cas Koman, proposa qu’on “lève l’ancre”. Mais Djigui jugea prématurée l’heure de la dispersion et se proposa d’édifier l’assistance, qu’il sentait très accrochée, sur le cas d’un ami kayésien de son jeune frère. “A quarante-deux ans Baka (c’est son nom) n’a pas connu la même évolution que son cercle de copains. Lui n’avait jamais quitté son « Khasso » natal et il avait été un adolescent très sage, austère même. Sa réserve lui était dictée par la peur bleue que lui inspirait son père. Le vieux était quelqu’un de très droit. Mais c’était aussi un féodal fieffé, qui exigeait de son premier garçon une attitude exemplaire. Baka avait trois grandes sœurs qui, de connivence, se chargèrent de lui trouver en mariage une très belle fille, Diba. Il eut l’avantage au moins d’être casé à vingt-trois ans, bien avant tous ses camarades. Le jeune couple, avec l’assistance des sœurs de Baka, ne connut pas de difficulté majeure durant les cinq premières années de mariage pendant lesquels il eut deux enfants. Entre son emploi à la Régie des chemins de fer et sa petite famille, le jeune homme semblait avoir trouvé l’équilibre idéal. C’est du moins ce que pensaient ses copains d’enfance, jusqu’au moment où des indiscrétions organisées leur firent comprendre que Baka allait perdre bientôt son emploi. Les causes, car il y en avait plusieurs selon les rumeurs, étaient liées à son absentéisme quasi chronique auquel se greffaient des accointances avec une clique de racketteurs et de trafiquants comme il n’en manquait pas dans le milieu à la fin des années 80. Ses amis eurent beau le questionner sur les faits, Baka ne pipa mot.

    Un espion de huit ans _ Les sœurs de Baka, toutes mariées à Kayes, avaient déjà épuisé leur capacité d’intervention, mais ces bonnes femmes ne mirent pas trop de temps pour démêler les raisons du glissement de Baka sur une pente dangereuse. Leur frère était rongé par une jalousie maladive et c’était cette dernière, qui le poussait à des excès regrettables. Diba, qui rayonnait de beauté surtout après ses deux maternités, accepta volontiers de faire des confidences à ses belles-sœurs, puisque celles-ci n’obtenaient aucune explication de leur frère. Elle raconta qu’elle n’avait pas mis six mois pour se rendre compte que Baka était un homme particulier. Il lui arrivait de la réveiller au beau milieu de la nuit pour lui poser des questions qui n’avaient aucun sens pour elle dans le genre : “Qu’as-tu fait aujourd’hui ? Pourquoi tu as mis l’encens très tôt cet après-midi ? Ce sont des odeurs d’amour que tu voulais dissiper avant que je n’arrive ? Pourquoi tu riais avec un tel avant-hier ? Qu’est ce qu’un tel t’a dit l’autre jour ?”. Bref, elle en était venue à penser que son mari avait une ou deux cases qui lui manquaient dans la tête. Baka restait parfois au lit des journées entières, imposant à sa femme de demeurer auprès de lui pour subir ses ardeurs. A ce moment là, toute la famille le pensait parti au travail. Ce ne fut que lorsque son épouse conçut son premier enfant qu’elle eut un peu de répit pendant sa grossesse. Mais elle restait l’objet d’une surveillance étroite. Daba se rendit compte du vrai degré de méfiance de son mari, lorsque celui qui était chargé de l’espionner vint se confesser à elle. C’était un garçon de huit ans qui habitait dans le voisinage et à qui Baka donnait souvent de la petite monnaie pour ses tâches de surveillance. Quand la jeune femme déménagea chez sa belle-mère pour les quarante jours, il arrivait à l’époux jaloux de venir taper à la porte en pleine nuit pour simplement lui demander si elle était là. Diba se dit alors que son mari devait être complètement malade pour croire sa propre mère capable de couvrir ses infidélités.

    Elle se fit aussi la réflexion que si Baka ne pouvait se fier à celle qui l’avait mis au monde, alors il n’aurait confiance en personne dans la vie. Ce fut cette conviction qui aida Daba à tenir moralement. Que répondre en effet à quelqu’un qui vous demande pourquoi vous prenez votre bain le soir une demi-heure plus tôt, ou une heure plus tard ?”. Djigui s’interrompit pour reprendre sa respiration et divers mouvements se firent dans le « Grin » en réaction à son récit. À Drissa, qui s’étonnait que des gens comme cela puissent encore exister, Fakoly rappela le cas d’un des amis de Modibo, le petit frère de Oualy et que les membres du « Grin » avaient vu trois mois auparavant. Ce quadragénaire, au teint clair et à l’allure nonchalante, souffrait de la même forme de jalousie que Baka et il réagissait pratiquement de la même manière. Mais lui son contrôle s’effectuait deux fois par jour, midi et après-midi, sur sa femme. Quelque soit ses occupations, il ne manquait jamais à ces heures-là de faire un tour chez lui et d’inviter son épouse à lui montrer son sous pagne. Qu’il prenait soin de contrôler le matin en quittant la maison. Il marquait au feutre tous ces sous-vêtements pour s’assurer qu’elle n’en change pas avant le contrôle. Tout le « Grin » éclata de rire devant la minutie du jaloux, mais Samba qui semblait accroché par le cas Baka voulut savoir comment se terminait l’histoire de ce jaloux particulier. Djigui ne se fit pas prier pour continuer. “Plus les amis de Baka en apprenaient sur son comportement, plus ils devenaient perplexes devant le côté pervers mais aussi cachottier qu’il avait si bien su leur cacher. Cependant Baka gâtait sa femme. Pour lui, rien n’était trop beau ou trop cher pour son épouse. Bizarrement ses largesses se retournèrent contre lui et alimentèrent plus tard sa jalousie. Quand il se sentit en déclin financier, il interdit à Diba de se parer de ses plus beaux habits, de crainte qu’elle n’attire l’attention d’hommes plus fortunés que lui. Pour s’assurer de l’application stricte de sa consigne, il mit sous clé la garde-robe de sa femme. Il ne se doutait pas qu’il commettait ainsi une grossière erreur. Diba, qui avait jusqu’alors accepté toutes les lubies de son mari, se révolta tout net et elle obtint dans sa “lutte” l’appui des sœurs de Baka. Pour celles-ci, priver une femme de ses habits de sortie relevait d’une attitude “criminelle”.

    Plus la diffamation est grosse… Elles sommèrent donc le jaloux de restituer à Diba l’usage de ses atours. La jeune femme, après cette première victoire, décida d’organiser sa riposte en mettant en œuvre quelques-unes des solutions que ses amies lui avaient proposées. Elle opta pour la résistance au lit et posa ses conditions à un mari que torturait l’ampleur du désir qui lui brûlait les veines. La tactique fonctionna bien et petit à petit Diba retrouva sa sérénité, sentant qu’elle maîtrisait la situation. Quand Baka perdit son emploi, elle lui suggéra de s’adonner au petit négoce, comme le faisaient certains jeunes qui en vivaient plutôt bien. Mais l’idée même de devoir se déplacer en laissant seule sa femme, ne serait ce qu’une nuit était insupportable à Baka. Il se défila donc. Alors Diba, qui l’avait percé à jour, lui proposa de l’accompagner chaque fois qu’il devrait s’absenter longtemps. Nouveau refus du jaloux. L’épouse lui demanda de l’autoriser, elle, de se lancer dans le négoce. Baka n’osa refuser directement, il entreprit de monter une cabale destinée à décourager sa femme. Il alla trouver ses sœurs et leur fit croire que Diba voulait se servir de ses atouts physiques pour voler de ses propres ailes. Mais, jura-t-il, il refusait de souscrire au honteux marché qu’elle lui avait mis en main : soit la laisser subvenir comme elle l’entendait aux besoins du ménage, soit lui accorder le divorce. Comme cela se passe dans de pareils cas, plus la diffamation est grosse, mieux elle passe. Diba se retrouva en position d’accusée sans avoir compris ce qui lui arrivait. Puis quand elle démêla la manœuvre de son mari, elle perdit un temps fou à vouloir se disculper, mais personne ne la crut. Finalement elle fit ce par quoi, elle aurait dû commencer : elle alla déposer une demande de divorce et boycotta conjugalement Baka. Ce dernier fut bien obligé d’aller innocenter sa femme auprès des mêmes personnes qu’il avait soit disant alertées. Ce combat gagné, Diba entama un autre pour pousser son mari à sortir de son inactivité. Elle remporta aussi cette bataille et accepta alors de retirer sa plainte. Baka accepta la mort dans l’âme de se lancer dans le petit commerce et surtout de confier ses gains à sa femme. Diba géra ainsi l’époux jaloux pendant une bonne année, le laissant récriminer en d’interminables manifestations de jalousie à ses retours de voyage. Elle avait choisi de ne plus répondre aux questions insidieuses de Baka et lui tournait le dos au lit dès qu’il commençait à les poser. Alors l’homme faisait un repli tactique en se confondant en excuses. Mais dès qu’il obtenait ce qu’il voulait, il recommençait son interrogatoire et lui-même faisait toute la conversation.

    Il interrogeait, puis mettait sa femme en garde contre tel ou tel qui essayait de la séduire. “X”, disait-il, n’était qu’un vaurien et on ne comptait plus les femmes à qui il avait refilé les maladies vénériennes dont il était porteur. “Z” était un infâme hâbleur et si elle avait le malheur ne serait ce que de lui sourire, il irait dire partout qu’il l’avait mise dans son lit et elle serait une femme perdue de réputation. “Y” revenait de Côte d’Ivoire et tout le monde savait qu’il traînait le SIDA. Alors, si elle avait envie de mourir dans d’atroces souffrances qu’elle se frotte a lui. Baka était intarissable dans ses soliloques et il pouvait passer une nuit entière à prodiguer des conseils, des mises en garde, des menaces pour terminer par des supplications. Diba écoutait distraitement ce flot ininterrompu de paroles qui ne la touchait plus. Au contraire, le délire du jaloux sonnait à ses oreilles à ces heures avancées de la nuit comme une berceuse et l’amenait tout doucement au sommeil. Il y avait longtemps qu’elle avait pris la mesure de son mari. Pour elle, celui-ci n’était qu’un jaloux virulent en passe d’être domestiqué. De là à ce qu’il devienne, un jaloux résigné, il n’y en avait plus pour longtemps et elle comptait bien y parvenir. Le pourrait-elle ? Si vous le voulez bien, c’est ce qu’on saura au prochain numéro. Car Djigui, prétextant de l’heure tardive, prit le soin de faire languir son auditoire.

    (à suivre)

    TIÉMOGOBA

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