Société : Le Mali dans le miroir brisé des vidéomans
Le Mali, comme une grande partie du continent, entre dans une ère où l’image est devenue la nouvelle arme d’influence.

En quelques années, le smartphone a remplacé la salle de rédaction, le direct a supplanté le reportage, et la viralité a pris le pas sur la vérification. Au cœur de cette révolution numérique s’impose un acteur inattendu : le vidéoman. Il diffuse, commente, juge, parfois accuse, et il le fait en direct, sans filtre ni médiation. Il est applaudi, craint, imité. Son public se compte en centaines de milliers de vues ; mais ce public, souvent peu éduqué aux médias, est aussi vulnérable à ses excès.
Ce que certains décrivent comme un nouveau visage de la liberté d’expression cache une crise plus profonde : celle de la responsabilité dans l’espace public.
Un influenceur n’est pas un journaliste. Il ne vérifie pas, il ne cadre pas, il improvise. Son autorité ne vient pas de la rigueur mais de la proximité ; non de la preuve, mais de l’émotion. Pourtant, dans des sociétés où les médias traditionnels sont fragilisés, cette parole instantanée devient vite un substitut d’information, voire un instrument d’opinion.
Idéalement, l’influenceur pourrait jouer un rôle d’utilité publique : documenter le réel, porter la voix des invisibles, démocratiser la parole. Mais pour cela, il lui faudrait s’imposer une éthique : transparence sur ses financements, conscience des répercussions de ses propos, refus de toute manipulation.
Sans cette rigueur, l’influence devient arme : elle divise, humilie, polarise. Et surtout, elle fabrique l’illusion de la vérité, celle qu’on ne questionne plus parce qu’elle a déjà fait le tour des réseaux.
Les followers ne sont pas des disciples ; ils sont des spectateurs. Leur réaction immédiate, un clic, un cœur, un commentaire, récompense la charge émotionnelle, pas la justesse du propos. Or, l’algorithme favorise ce qui choque, non ce qui éclaire. L’audience devient ainsi une boussole pervertie : plus un contenu est violent ou outrancier, plus il est visible.
La crise des vidéomans maliens
Depuis 2022, le phénomène a explosé au Mali. Les vidéomans commentent la vie publique en direct : politique, faits divers, religion, société. Leurs vidéos, partagées massivement sur Facebook ou TikTok, résonnent dans les quartiers et les universités. Certaines institutions publiques, conscientes de leur influence, n’hésitent plus à passer par eux pour relayer des messages.
Mais cette visibilité s’est accompagnée d’une dérive préoccupante : insultes, campagnes de dénigrement, atteintes à la vie privée, manipulations. L’espace public numérique s’est transformé en arène où la démesure l’emporte sur la vérité.
Une étude publiée en 2023 par l’Université des Lettres et Sciences Humaines de Bamako, intitulée « L’économie de la vidéomania : essor, logiques et conséquences sociales au Mali », a montré comment ces créateurs de contenu se sont érigés en acteurs économiques et politiques à part entière. Dans un pays où le taux de connexion à Internet est passé de 12,9 % à plus de 34 % en cinq ans, ils ont remplacé, dans l’imaginaire collectif, le journaliste par le commentateur.
Derrière cette mutation se cachent souvent des logiques plus troubles : financement opaque, relais d’agendas politiques, campagnes coordonnées. Certains vidéomans sont devenus, volontairement ou non, des instruments de propagande. D’autres, pris dans la course à la monétisation, se sont faits complices de la désinformation qu’ils prétendent combattre. L’intégrité s’effrite, la parole se dévalue, la société s’enlise dans le bruit.
L’argent à tout prix
Dans cette économie du clic, la morale coûte cher. Le sponsoring caché, les contrats informels, les dons de sympathisants créent une dépendance. Plus le ton est virulent, plus la visibilité augmente ; plus la visibilité augmente, plus les revenus tombent. C’est la loi d’un marché où la polémique se vend mieux que la nuance.
Certains vidéomans deviennent ainsi les dindons de la farce : ils se croient libres, mais sont instrumentalisés par des acteurs plus puissants. D’autres, par appât du gain, choisissent délibérément la provocation et s’enferment dans une logique où la dignité individuelle se négocie contre quelques milliers de vues.
Leur responsabilité est pleine et entière. Car si la manipulation existe, elle ne réussit que lorsque quelqu’un accepte d’en être le relais.
Réguler sans censurer
Face à cette dérive, il serait illusoire de compter sur la seule répression. Le Mali a adopté en 2019 une loi contre la cybercriminalité, mais sans mécanismes clairs pour encadrer la diffamation, le harcèlement numérique ou la désinformation. Une mise à jour s’impose, non pour museler, mais pour protéger : protéger la liberté d’expression d’un côté, et la dignité des personnes de l’autre.
Mais la loi ne suffira pas. Il faut une réponse collective, structurée autour de trois piliers : la déontologie, la professionnalisation et l’éducation aux médias.
GIP Plus : un modèle africain d’autorégulation
Le Mali possède déjà un socle solide : le label Genre, Indépendance, Professionnalisme (GIP), conçu par Tuwindi en collaboration avec la Maison de la Presse du Mali et plusieurs faîtières de médias. Ce label, qui distingue les entreprises de presse respectueuses de normes éthiques élevées, va désormais s’étendre aux créateurs de contenus et influenceurs sous une nouvelle appellation : GIP Plus.
Le GIP Plus introduira un système d’autorégulation à soft contrainte : les vidéomans certifiés s’engagent volontairement à respecter un code éthique précis (transparence, vérification, refus de la haine). Cette adhésion publique devient un contrat moral : ceux qui trahissent le label s’excluent eux-mêmes de la crédibilité collective. C’est une forme d’autorégulation moderne, fondée sur la confiance et la reconnaissance plutôt que sur la censure.
En parallèle, la création d’une Académie du journalisme numérique et de l’influence responsable permettra de former les créateurs de contenu aux principes du journalisme, de la modération et de la vérification des faits. Car on ne naît pas influenceur éthique : on le devient par la connaissance et la discipline.
Aucune réforme ne tiendra sans éducation citoyenne. Il faut apprendre à chaque jeune à regarder, douter, vérifier, agir. Les écoles, universités et radios communautaires doivent devenir les premiers remparts contre la désinformation. La meilleure censure reste le discernement.
Un tournant africain
Les vidéomans maliens incarnent une réalité africaine plus large : l’entrée dans une ère où la communication de masse n’a plus besoin d’intermédiaires. C’est un pouvoir immense, et donc une responsabilité immense. Si ce pouvoir s’exerce sans conscience, il détruira la confiance publique ; mais s’il s’exerce avec éthique, il peut devenir un levier formidable de démocratie et de cohésion.
Le Mali peut montrer la voie : faire de la vidéomania non pas un symptôme de désordre, mais un laboratoire de maturité numérique.
Le GIP Plus, prolongeant une initiative déjà malienne et exemplaire, en est le premier jalon.
Tidiani Togola
CEO de Tuwindi
Alexis Kalambry
Directeur de publication de Mali Tribune
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