Intelligence artificielle : Reconquérir l’imaginaire : une doctrine africaine du soft power numérique
Il y a des puissances qui imposent. D’autres qui inspirent. Depuis la fin du XXe siècle, la montée du soft power, ce pouvoir d’attraction et d’influence non coercitif, a changé la manière dont les nations projettent leur puissance.

Ce n’est plus la force brute qui détermine l’ordre du monde, mais la capacité à façonner les imaginaires, à faire adhérer sans contraindre. La culture, la langue, les récits, les technologies… deviennent alors des vecteurs d’influence plus profonds que les armées. Or, dans cette nouvelle grammaire du pouvoir, les technologies de l’information et de la communication (TIC) ne sont pas de simples outils. Elles sont devenues l’architecture même de l’influence contemporaine.
Le numérique n’est plus un secteur. C’est un système nerveux mondial. Chaque clic, chaque interaction, chaque contenu partagé ou visionné participe à l’écriture d’un récit global. Et ce récit n’est jamais neutre. Il est structuré par des intérêts, des logiques de pouvoir, des modèles de société. Ce que les plateformes valorisent, ce qu’elles censurent, ce qu’elles rendent viral, ce qu’elles ignorent… tout cela façonne notre rapport au monde, à nous-mêmes, à l’autre.
Influencer par la technologie : les mécanismes invisibles du pouvoir
Le mode opératoire est subtil, invisible, lent, mais profond. Il commence par la plateforme. Celui qui conçoit l’interface choisit ce que l’on voit, comment on le voit, dans quel ordre. Il décide les langues disponibles, les filtres accessibles, la forme du récit. Ensuite vient l’algorithme. Il classe, hiérarchise, élimine. Il décide que telle vidéo méritera dix millions de vues et telle autre restera invisible. Enfin viennent les métadonnées, les profils, les croisements d’intérêts. On ne vend pas seulement un service. On oriente les désirs, les peurs, les croyances, les choix politiques.
Cela ne se joue pas dans les chancelleries. Cela se joue dans les interfaces, les délais de chargement, les notifications push.
C’est ce qu’ont compris les États-Unis avec Netflix, Google et X. Ce qu’a intégré la Chine avec TikTok et WeChat. Ce que la Corée du Sud a affiné avec ses séries et ses idoles. Ce que la Russie et Israël exploitent à travers l’intelligence informationnelle et la cybersurveillance.
Et nous, Africains, que projetons-nous ?
Quand l’Afrique inspire sans posséder les canaux
Nos récits circulent, mais rarement par nous. Nos expressions sont viralisées, mais rarement monétisées localement. Nos données sont stockées, mais ailleurs. Nos usages numériques enrichissent des plateformes étrangères qui, souvent, ne comprennent ni nos langues, ni nos cultures, ni nos enjeux.
Quand un jeune Burkinabè regarde une vidéo sur sa région, il consomme un contenu peut-être produit à Paris, optimisé à San Francisco, distribué depuis Francfort, selon des règles fixées à Dublin. Il s’informe sur lui-même à travers un regard extérieur.
Ce déséquilibre n’est pas seulement technique. Il est politique, économique et cognitif.
Vers un soft power numérique africain structuré
Pourtant, les marges bougent. Au Nigéria, OpenRAN décentralise les infrastructures télécoms. Au Kenya, le studio Kukua diffuse une héroïne africaine, Super Sema, à des millions d’enfants. Au Sénégal, l’État héberge ses données souveraines. En Égypte, des ressources éducatives sont développées pour les enfants en arabe. En Afrique du Sud, un régulateur numérique se dresse face aux Gafam.
Et ce n’est que le début. Car à ces initiatives s’ajoutent aujourd’hui des leviers nouveaux : les technologies émergentes.
L’intelligence artificielle peut valoriser les langues africaines, faciliter la gouvernance, enrichir l’éducation. Des communautés comme Masakhane ou Lanfrica y travaillent déjà. La blockchain peut garantir la traçabilité des œuvres culturelles, les droits des créateurs, la confiance dans nos systèmes. Le métavers peut demain mettre en scène nos traditions, nos architectures, nos philosophies dans des formats immersifs. Le cloud souverain, s’il émerge, redonnera aux pays le contrôle de leurs données.
L’Afrique ne part pas de rien. Elle part de ce qu’elle est.
Un soft power d’affirmation, pas de propagande :
Le soft power que nous appelons de nos vœux ne cherche ni la domination ni le spectaculaire. Il ne s’agit pas de plaquer les modèles existants ou d’imposer nos vues. Il s’agit de trouver notre place, de dire notre vérité, d’inspirer sans bruit, de nous affirmer sans écraser.
Ce soft power africain est un pouvoir d’influence enraciné, pensé sur le temps long. Il suppose une vision claire, partagée, portée par des politiques publiques cohérentes. Il ne vise pas à convaincre, mais à exister dans la pluralité du monde.
Ce que l’Afrique peut offrir, ce n’est pas un supplément de folklore, ni un réservoir de clics. C’est une autre manière de penser le monde, le lien, le futur.
Ce que nous devons construire dès maintenant
Il ne suffit pas de créer des applications. Il faut bâtir des imaginaires. Cela exige d’héberger nos données, d’enseigner à coder dans nos langues, de former des diplomates numériques, de créer des récits puissants, de penser nos propres normes en IA, cybersécurité, gouvernance des plateformes. Nous avons besoin d’une doctrine africaine du soft power digital. Et nous avons besoin de la porter avec ambition.
De l’usager au stratège
L’Afrique n’a pas besoin de permission pour penser le monde. Elle a besoin de lucidité pour le faire à sa manière. Utiliser les TIC comme instrument de puissance douce ne signifie pas faire la guerre à qui que ce soit. Cela signifie prendre notre place. Structurer notre influence. Nourrir les imaginaires. On ne conquiert plus par les armes. On façonne par l’attention. Chaque interaction numérique est un vote silencieux.
L’Afrique ne doit plus seulement consommer les récits des autres. Elle doit devenir une fabrique d’influence, une forge de récits mondiaux, une matrice d’imaginaires alternatifs. Elle en a les peuples, les langages, les désirs. Et désormais, les outils. La vraie question n’est donc pas : comment allons-nous rattraper le retard ? La vraie question est : comment allons-nous, à notre manière, influencer le monde qui vient ?
Tidiani Togola
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