Interview – Léopold Sedar Senghor

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«Les Etats africains sont divisés en trois groupes d’égale force : celui des marxistes- léninistes, celui des socialistes et celui des libéraux et dictateurs»

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Cette interview date du 31 décembre 1980, publiée dans Jeune Afrique N° 1043. C’est un document historique. Senghor a décidé, après vingt ans de présidence, de se retirer de la magistrature suprême et a ménagé pour son pays une succession sans heurts, dans le respect des règles constitutionnelles. Une belle leçon de démocratie de foi en la capacité des Africains d’être à la hauteur de leur destin. En 1980, l’Afrique noire a fêté un peut par tout vingt ans d’indépendance. Dans cette interview,  Léopold Sedar Senghor  tire ses conclusions et décide librement d’ouvrir la voie au rajeunissement de la classe politique sénégalaise. En démissionnant, il paracheva la démocratisation du système sénégalais. Acte courageux, s’il en fut et qui honore toute l’Afrique entière.

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La décision de Léopold Sedar Senghor le définit dans l’histoire contemporaine comme un précurseur. Il a été le promoteur d’une démocratie à souplesse et le partisan d’une libéralisation politique des régimes africains. Il montre aujourd’hui  la voie à bien de régimes ou l’aspiration légitime à la démocratie, à l’alternance et au rajeunissement de la classe dirigeante est sans cesse combattu par arguments à tout le moins discutables. Senghor dresse le bilan des multiples actions menées en Afrique.

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Rares sont les hommes, qui comme lui, sont capables de dire que cela va mal tout en demeurant optimiste. Les échecs, les erreurs de stratégie, le développement faussé, les dépenses militaires inconsidérées, l’extraversion de l’économie, les divisions, les guerres,  les interventions étrangères font l’objet d’une dénonciation nette. Mais en même temps l’appel est réitéré pour une lecture africaine du socialisme, une action de développement à l’échelle continentale, une nouvelle renaissance au tour de la méditerranée où les Africains seraient les actifs partenaires d’un véritable trilogue et l’espoir dans la réalisation d’une grande communauté africaine et dans le rôle de l’inter Africain socialiste en formation et affirmé.

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Jeune Afrique : Où en est l’Afrique, vingt ans après l’indépendance ?

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Léopold Sedar Senghor : C’est une question que les Européens se sont posés et ils nous ont accablés dans leur réponse. Ils ont dit que si notre développement n’avait pas été assez rapide, cela était essentiellement dû à l’égoïsme de la bureaucratie ou de la bourgeoisie. Je pense que c’est un jugement sévère. Au terme d’une enquête, le Figaro a reconnu que cela est dû, pour une part, à l’inflation, pour une autre part à la sécheresse et, pour un tiers, aux Africains eux-mêmes. J’accepte ce jugement car, effectivement, il y a eu une détérioration des termes de l’échange de 2, 5% par an en moyenne durant vingt années, de 1952 à 1972 et de 10 à 20% depuis 1974 (1), et sécheresse dont effets se sont étendus sur dix ans. Le reproche ne peut porter sur l’effort de développement. Tous les pays africains ont élaboré des plans. En revanche le reproche pourrait porter sur le domaine politique.

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J.A : Précisément dans ce domaine, l’Afrique ne vous parait- elle pas plus divisée qu’il y a vingt ans ?

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Léopold Sédar Senghor : Je crois que la sagesse africaine a été largement mise à défaut. Nous sommes tombés dans les pièges des pays développés. L’affrontement entre l’Est et  l’Ouest s’est transféré, depuis la fin de la guerre d’Indochine, de l’Asie du Sud- Est à l’Afrique et au Moyen- Orient. Les Etats africains sont divisés en trois groupes d’égale force : celui des marxistes- léninistes, celui des socialistes et celui des libéraux et dictateurs.

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J.A : N’y a- t- il pas de dictateurs dans les deux autres groupes ?

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Léopold Sédar Senghor : Il y en a par tout. Mais la différence réside en ceci que les dictateurs du troisième tiers ne se  réclament pas d’une doctrine importée ou plus exactement, ne justifient pas leur comportement par une doctrine. Les forces extra- Africaines sont intervenues dans les guerres de l’Angola, du Mozambique, de la corne de l’Afrique du Sahara aujourd’hui- je tiens le chiffre de Jeune Afrique car j’ai, comme vous le voyez, de bonnes lectures- il y a 70 000 soldats Cubains, Soviétiques et Est- Allemands contre 15 000 soldats européens occidentaux,  dont 10 000 Français.

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J.A : Justement, un de nos lecteurs nous demandait de vous poser la question sur l’intervention des soldats européens, français notamment, en Afrique.

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 Léopold Sédar Senghor : Il y a 10 000 Français contre 70 000.

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 J.A : Dans les 10 000 Français, il faut compter ceux qui sont stationnés à Djibouti.

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Léopold Sédar Senghor : Cela étant, les Africains n’ont pas le courage de s’opposer à l’intervention étrangère et surtout- je dois le souligner- ceux qui se réclament du Marxisme- léninisme. A la conférence de Khartoum, j’avais déposé une résolution condamnant toute intervention extérieure à l’Afrique. Un chef d’Etat me demanda si cela s’appliquait aux Français. J’ai répondu que cela s’appliquait à toute intervention extérieure sans exception la résolution a été rejetée ! Les marxistes- léninistes ont voté en bloc contre et une partie des pays dits modérés s’est abstenue. Cette attitude entraîne, à mon avis, la médiocrité de situations économiques.

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J.A : Pourquoi ?

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Léopold Sédar Senghor : Parce qu’une majorité de pays consacrent un pourcentage trop élevé de leur budget aux dépenses militaires. Au Sénégal, ce pourcentage ne dépasse pas 15% alors que, rien qu’en Afrique de l’Ouest, ce pourcentage oscille entre 20 et 32%. Ce qui est trop. Je suis assez pessimiste sur l’avenir de l’Afrique, mais il ne faut pas se décourager. Il faut réagir. Réduire les dépenses de guerre. Augmenter les dépenses culturelles. Et en procédant à relecture africaine des grands penseurs occidentaux ; Marx, Lénine, Jaurès, et aussi de gaulle.

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J.A : Vous avez souligné l’aspect militaire, l’aspect politique des erreurs commises, par les Africains. N’y a- t- il pas, également, des erreurs de stratégie de développement ?

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Léopold Sédar Senghor : C’est vrai. Mais là, on voulu copier l’Europe, sans aller, toutefois, jusqu’au bout. On a privilégié la croissance sur le développement. Or, ce sont les fondateurs du Marxisme- léninisme eux- mêmes qui avaient condamné l’économisme. Dans une lettre, Friedrich Engels disait que si le socialisme avait subi une déviation économiste, c’était la faute de Marx et de lui- même. Ensuite nous copions mal. Car si l’on choisit le développement matériel, économique, il faut réformer l’éducation. C’est la raison pour laquelle, au Sénégal, par exemple, nous avons privilégié les mathématiques.

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J.A : Même en privilégiant l’économique par rapport au culturel, on a opté pour l’insertion dans le circuit mondiale d’une économie extravertie au dépens d’un développement endogène.

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Léopold Sédar Senghor : Exactement ! C’est d’ailleurs ce que marque le sommet extraordinaire de Lagos (avril 1980). Nous y avons choisir le développement par étapes : Communautés régionales dans la décennie qui commence, Communauté africaine à partir de 1990. Nous y avons également décidé d’axer le développement sur les besoins de l’Afrique.

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J.A : Vous pensez qu’on y averra ?

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Léopold Sédar Senghor : On pourrait d’ici l’an 2000, y arriver si nous nous mettions a penser par nous- même et pour nous- même les théories Européennes. Je ne pense pas qu’on en soit là.

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J.A : Pour  en revenir à l’interafricaine socialiste, ne pensez- vous pas que le spectacle que nous offre l’Afrique est souvent celui de l’échec précisément des politiques dites socialistes ?

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Léopold Sédar Senghor : Je ne peux pas parler des pays anglophones, que je connais mal. Je constate, dans la limite des pays francophones d’Afrique noire, que ceux qui se réclament du «catéchisme marxiste- léniniste pour sous- développés» ont nationalisé à tour de bras, sans développer les études scientifiques. L’économie a stagné ou régressé même lorsque ces pays ont des richesses du sous- sol. Aujourd’hui, les pays les plus développés sont manifestement ceux qui ont choisi le libéralisme ou le socialisme (non marxiste). Pour moi, par exemple, la Tunisie est un modèle.

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J.A : Mais, en Tunisie, il y a eu échec d’une expérience sociale non marxiste. De même, le socialisme de Nasser, qui n’était pas marxiste, n’a pas mené loin. C’est pour cela que l’on se demande ce que pourrait faire une interafricaine socialiste.

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Léopold Sédar Senghor : Pour moi, l’expérience tunisienne est instructive. Dans les années soixante, on a voulu faire du socialisme à l’européenne : le coopérativisme forcé, les nationalisations à tour de bras, et ce fut l’échec. Une relecture de leurs problèmes a amené les Tunisiens à changer de méthode. Je peux donner ce témoignage : un jour, j’ai demandé au roi du Maroc quel était, du point de vue de la modernisation, de la culture, le pays le plus exemplaire. Il m’a répondu : «c’est la Tunisie». Pour moi, donc, la Tunisie est un modèle. Ce n’est pas parfait. Je pense qu’il manque à la Tunisie l’expérience du multipartisme.

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J.A : En quoi la Tunisie est- elle différente du Maroc ?  Le Maroc ne se dit pas socialiste, la Tunisie, si. Mais dans les faits ?

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Léopold Sédar Senghor : II y a moins de nationalisation au Maroc, et les Marocains eux- mêmes, très modestement- c’est d’ailleurs tout à leur honneur- reconnaissent leur retard par rapport à la Tunisie.

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J.A : C’est la réussite d’une expérience, forcément  socialiste. La Corée du sud a aussi réussi.

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Léopold Sédar Senghor : Votre question est passionnante, car, qu’est- ce que le socialisme ? Je reviens toujours à un texte significatif, à un texte posthume de Marx publié dans le numéro de mars 1948 de la revue socialiste de Paris. Il s’intitule : «le travail aliéné». Marx y dit que la première activité de l’homme, c’est de satisfaire «ses besoins animaux». C’est une fois ces besoins satisfaits que l’homme peut se livrer à son «activité générique» qui est de créer des œuvres de beauté. Il faut donc un minimum vital pour lequel il faut organiser et développer l’économie en assurant la justice sociale. Voilà le premier trait du socialisme. Mais dans ce texte, Marx évite de tomber dans l’économisme. Il nous dit que, si la satisfaction des besoins animaux est prioritaire, la primauté revient à la culture. Pour moi, c’est cela le socialisme : organiser l’économie en se servant des découvertes scientifiques et techniques les plus modernes pour augmenter la production des biens dans le cadre de la justice sociale. Mais c’est aussi le développement culturel.

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A suivre…

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Source Jeune Afrique N° 1043 du 31 décembre 1980

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