Décryptage : Peuples et dirigeants, entre amour et désamour
Je n’analyserai ni les résultats des élections générales malawites du 16 septembre dernier, ni le retrait des pays de l’AES de la CPI ; sujets ô combien importants ! Mais, je vous emmène avec moi pour décrypter les rapports complexes entre les peuples sahéliens et leurs dirigeants.

Keïta, Traoré, Touré, Goïta, etc. On pourrait en citer d’autres. Tous ces chefs d’État qui peinent à faire la paix après avoir mis fin aux conflits entre leur prédécesseur et leur peuple, cela ressemble à une fatalité. Entre luttes d’indépendance, de pouvoir et aujourd’hui guerre narcoterroriste, les pays du Sahel pâtissent de régimes instables. En général, les tenants du pouvoir sont malmenés par le peuple au nom duquel ils le prennent. Le constat vaut pour ceux qui accèdent au pouvoir par les urnes et ceux qui l’acquièrent par les armes. Mardi, 19 novembre 1968, sur fonds de polarisation entre les deux blocs (Est/Ouest), le lieutenant Moussa Traoré du Comité militaire de libération nationale (CMLN) évince Modibo Keïta du pouvoir. Pourtant les Maliens apprécient Keïta pour avoir conduit le pays à l’indépendance. Il incarnait le pays comme personne. Mais les liens entre un dirigeant et ses concitoyens s’érodent vite. La parade de séduction fait place à la désillusion.
Il n’y a pas de chemin pour contourner cette démocratie dixit ATT
Lundi, 16 mai 1977 à Bamako, Modibo meurt en prison. Mardi 26 mars 1991, après 23 ans de règne dictatorial, son successeur, le général Moussa Traoré est renversé par le lieutenant-colonel Amadou Toumani Touré (ATT) au nom du Comité de transition pour le salut du peuple.
ATT enseignait qu’« il n’y a pas de chemin pour contourner cette démocratie (…). Nous devons accepter de tenter l’expérience du multipartisme, de la raison et de la vérité ». Quant à Moussa Traoré, il se contente d’un exil à la prison de Markala pour purger sa peine de mort pour crime de sang. Mais, le 29 mai 2002, Traoré est gracié par le président Alpha Oumar Konaré. Konaré, c’est bien connu, symbole choyé de la démocratie malienne en construction, est soupçonné de vouloir changer la constitution malienne de février 1992 pour demeurer au pouvoir. Mais, aucune preuve n’est fournie.
La démission à l’enlisement
Jeudi, 22 mars 2012, victime d’une mutinerie portée par le capitaine Amadou Haya Sanogo, le président Amadou Toumani Touré abdique à deux mois de la fin de son 2eme et dernier mandat. Dans la tourmente, ATT a préféré la démission à l’embourbement. Pourtant, les Maliens lui reconnaissent d’être le chantre de la démocratie. Ainsi va le Mali. On passe de l’amour (Kanu en Bambara, Baji en Songhay) au désamour. Quel peuple ! Mardi, 18 août 2020, Ibrahim Boubacar Keïta (IBK), après avoir gagné incontestablement l’élection présidentielle de 2013, est écarté du pouvoir par le colonel Assimi Goïta au nom du Comité national pour le salut du peuple, CNSP. Sur fond de crise sécuritaire, une partie de l’opposition malienne, en l’occurrence le M5-RFP, reproche à IBK sa mauvaise gestion du pays. Au Mali, l’homme de la situation rime avec éviction. Les crises de confiance arrivent vite. Idem au Niger.
Rejetés par le peuple
Mercredi, 26 juillet 2023, le successeur de Mahamadou Issoufou, le président Mohamed Bazoum est écarté du pouvoir par le colonel-major Abdourahmane Tiani. Comme s’il fallait revenir à une espèce de banalité du temps d’avant en dépit d’un effort démocratique surhumain. Chez notre voisin burkinabè, mercredi 24 janvier 2022, le président Roch Marc Christian Kaboré renonce au pouvoir sous la pression du colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba. Pourtant, Kaboré a eu le courage de respecter le jeu démocratique en organisant en novembre 2020 le scrutin présidentiel en pleine crise sécuritaire. Son successeur, Damiba finit par être rejeté par une partie du peuple, qui croyait pourtant en lui pour résoudre la crise sécuritaire. Lundi, 30 septembre 2022, il est renversé par le capitaine Ibrahim Traoré. La boucle est bouclée.
Écouter et entendre le peuple
Tout ceci montre la complexité des rapports entre un peuple et ses dirigeants. D’un côté, les rapports sont positifs. De l’autre, ils sont négatifs. C’est ce qui fait leur ambivalence. Par exemple, dans l’espace de la confédération de l’Alliance des États du Sahel (AES), on observe que le peuple soutient un dirigeant dans les trois premiers mois de sa prise de pouvoir. C’est le temps des liens positifs. Passé ce temps, le dirigeant ne fait plus envie. Il n’agit plus dans le sens de de l’intérêt général. La conséquence, c’est la rupture de confiance entre le peuple et son dirigeant : grève, setting, dénonciation, etc. Entendons-nous, ici, le peuple désigne ces hommes et femmes de catégories socio-professionnelles différentes qui luttent pour l’amélioration de leurs conditions de vie. Il est libre de choisir, d’exprimer son désaccord peu importe la nature du régime. Ce peuple-là est le contribuable, l’électeur, etc. Donc, l’écouter, c’est l’entendre pour anticiper les crises.
Nul n’est opposé au principe du développement de son pays
D’autant que les crises ne sont jamais de bon augure pour un dirigeant. Elles sont voraces. Cela dit, on remarque que certains chefs d’État de l’espace AES n’ont pas connu de putsch militaire durant leur règne : Konaré du Mali, Kountché et Issoufou du Niger. Leur leadership a permis de répondre aux enjeux sécuritaire, climatique, humanitaire, éducatif, sanitaire... Ils occupent encore une place importante dans le cœur de leurs peuples. D’autres facteurs expliquent la stabilité de leur régime. C’est l’exemple du respect des droits : manger à sa faim, justice équitable, politique de paix inclusive, liberté d’expression et d’opinion, accès à l’emploi. Car nul n’est, par définition, opposé au principe du développement de son pays. Mais, chacun vise à faire évoluer les pratiques de gestion pour favoriser la démocratisation des institutions. Par exemple, la prise de parole et les écrits sur la question sécuritaire n'auraient pas eu d’échos sans l’incarnation dévouée à la nation.
Aujourd’hui, les peuples sont à bout de souffle. À tout moment, il peut retirer leur consentement. Ils adorent la nouveauté, mais abhorrent la fourberie. Donc, pour conjurer les crises, des changements de stratégie sont nécessaires dans les secteurs de la sécurité, de la paix et de la politique.
Ecoutons, Bluebird de Lana Del Rey
Mohamed Amara
Sociologue
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