Tribune : Tentative de viol des défunts
Par une lettre estampillée n°076/ P-SC en date du 13 mai 2025, le président de la Section des comptes de la Cour suprême du Mali adresse un message aux “présidents” des partis politiques, en vue d’un audit spécial sur le financement de leurs activités et sur tout fonds qu’ils auraient reçu.

Le président de la Section des comptes de la CS précise que cet audit portera sur la période allant de juillet 2000 à mai 2025.
Dans le deuxième paragraphe de la lettre, il informe que cette démarche s’effectue sur "instruction" du Premier ministre, « en application des dispositions de la loi n°2016-046 du 23 septembre 2016, portant loi organique fixant l’organisation, les règles de fonctionnement de la Cour suprême et la procédure suivie devant elle ».
À première vue, une telle initiative pourrait relever d’une noble exigence de reddition de comptes. Mais à y regarder de plus près, cette lettre, tant dans sa forme que dans son fond, est l’illustration tragique de l’agonie de l’État de droit au Mali. La justice y est nue, désarmée, prise en otage. Un véritable viol de cadavres politiques, perpétré par ceux-là mêmes qui devraient veiller au respect de leur mémoire institutionnelle.
Sur la forme : l’insanité juridique d’un système zombie
1. Dissoudre pour mieux contrôler
Les partis politiques ont été illégalement dissous par décret, le 13 mai 2025, le même jour où a été promulguée la loi abrogeant la Charte les régissant.
Comment peut-on expliquer qu'en cette même journée, où il n’existe plus de Charte des partis politiques ni partis actifs, le président de la Section des comptes s'adresse aux "Présidents des partis politiques" ?
Cette contradiction ne semble pas être une simple bévue administrative. C’est peut-être la preuve d’un mépris total pour la cohérence institutionnelle, d’une instrumentalisation cynique de la justice pour habiller de légalité une opération de vilipendage politique post-mortem.
Le plus grotesque ? Plusieurs partis politiques n’ont reçu notification de cette lettre qu’une semaine plus tard, alors même qu’ils n’existent plus juridiquement.
Il y a deux possibilités : soit la lettre a été antidatée, soit la Section des comptes a été trompée par les autorités. Dans les deux cas, cela constitue une violation de la loi et souligne un asservissement volontaire, voire un reniement de l’indépendance judiciaire.
A l’évidence, sans une loi concernant les partis politiques, quelle procédure la Section des comptes va-t-elle suivre pour interagir avec ces entités ?
En l'absence même des partis politiques, à quels présidents la Section des comptes pourrait-elle demander des comptes ? Cela relève du simple bon sens...
2. L’indépendance judiciaire piétinée
Selon son président, la Section des comptes a été "instruite" par le Premier ministre pour lancer cette mission d’audit sur les morts.
Depuis quand la Cour suprême obéit-elle à une instruction venue d’un organe politique ? Même en supposant que l’article de la loi organique invoquée ait été mal lu ou mal compris, aucune disposition légale ne permet au Premier ministre d’ordonner un audit rétroactif de 25 ans sur des structures dissoutes et illégalement rayées du champ politique.
Cette présentation complexe du fondement d'une telle procédure surréaliste soulève des questions légitimes sur les intentions de son auteur. Essaie-t-il d’avouer que bien que sa démarche soit illégale, il n’avait point le choix, pour avoir été « instruit » ?
C’est une transgression sans précédent de la séparation des pouvoirs. Pire encore, c’est un acte de compromission morale de la part d’un organe censé juger le respect de la loi par les autres. Où est passée la vigilance de ceux qui devaient garantir la moralité et la sincérité des comptes publics ?
Quand une institution accepte d’auditer les morts, on peut craindre qu’elle ne se soit elle-même enterrée.
Sur le fond : un audit illégal et absurde
1. La prescription légale, ignorée
« Que ce soit en comptabilité privé (les partis politiques sont des entités privées) ou en comptabilité publique, le délai obligatoire de conservation des livres comptables et leurs pièces justificatives est de dix ans : article 24 de l’Acte uniforme relatif au droit comptable et à l’information financière de l’Ohada pour la comptabilité privée et article 71 du décret n°2014-0349/P-RM du 22 mai 2014 portant règlement général sur la comptabilité publique », déclare Dr Koniba Sidibé, expert-comptable, dans un excellent article sur le sujet.
Cette disposition figurait également dans l’article 26 de l’ancienne Charte des partis politiques, précisant que « Les documents et pièces comptables doivent être conservés pendant au moins dix ans. ».
Alors, au nom de quelle logique, de quelle règle, de quelle nécessité juridique la Section des comptes peut-elle exiger des entités disparues des partis politiques qu'elles produisent des documents et pièces comptables vieux de 25 ans ?
Et si ces entités réincarnées, par miracle, ne parvenaient pas à présenter les pièces de 2000 à 2015, qu’elles n’auraient tout simplement pas conservées, car les délais légaux largement dépassés ? Quelle serait la réaction de la Section des comptes ?
2. Un travail déjà fait, que l’on veut refaire pour jeter l’opprobre
Il s’avère que la Section des comptes, depuis plus d’une décennie, publie quasi régulièrement des rapports annuels de vérification des comptes des partis politiques. Le dernier, publié en décembre 2024, concernait l'exercice 2023, où seulement 59 partis politiques sur près de 300 avaient présenté leurs comptes annuels.
Conformément à l’article 27 de la Charte des partis politiques abrogée, la Section des Comptes a procédé à « la vérification de la moralité des recettes et des dépenses ainsi que de la sincérité des comptes » de ces partis.
Si le travail de la Section des comptes a été mené avec intégrité et un soutien moral sincère, qu'apportera réellement un nouvel audit ?
Que deviendront tous ces rapports déjà produits et ces partis déjà audités concernant la moralité et la sincérité de leurs comptes ? Qu’en est-il de ceux qui ont été déjà signalés pour leur mauvaise gestion ou ceux qui ne se sont jamais conformés à la présentation de leurs états financiers devant la Cour ?
Si les premiers audits étaient valables, pourquoi en refaire ? Et s’ils étaient biaisés, pourquoi leur avoir donné force publique ? Dans les deux cas, c’est la crédibilité même de la Section des comptes qui est en cause.
Alors que cherche-t-on vraiment avec ce nouvel audit ? S’agit-il d’une opération de vengeance politique, destinée à effrayer les éventuelles résurgences partisanes, à neutraliser toute opposition ancienne ou renaissante ?
Sur le but : un théâtre morbide pour fuir les vrais problèmes ?
Soyons clairs : le but de cet audit post-mortem n’est pas judiciaire, mais très probablement politique. Cela a tout l’air d’une manœuvre de diversion, une tentative désespérée de créer un ennemi rétrospectif, un coupable de substitution, pendant que le peuple ploie sous le fagot du quotidien ; détourner l'attention des citoyens des véritables problèmes qui minent notre pays, pour la recentrer, ne serait-ce qu’un temps, sur des questions problématiques liées au gaspillage des ressources publiques, perpétré par ceux qui sont désormais des dinosaures politiques incapables de se défendre
Plutôt que de réaffirmer Urbi et Orbi la sanctuarisation des droits et principes fondamentaux garantis par la Constitution, le système judiciaire se docilise-t-il au point d’exhumer des fantômes, pour les exhiber dans un simulacre de procès public ? Comme si les morts pouvaient distraire les vivants de la misère, de l’insécurité, de la crise économique et de l’isolement diplomatique.
Il faut refuser de participer à cette mascarade. Ce pays mérite mieux qu’une opération de croque-morts juridiques. Il mérite une justice indépendante, des institutions responsables, une gouvernance lucide. Il mérite qu’on respecte ses morts, personnes morales ou physiques, au lieu de les violer pour justifier la violence faite aux vivants.
Le Mali mérite mieux que cela.
Dr. Mahamadou Konaté
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