Société : Quand la justice populaire devient la norme
Le récent drame de Bacodjicoroni, où le jeune rappeur malien Lord Makhaveli a succombé à ses blessures après avoir été lynché par une foule, a remis en lumière une réalité troublante au Mali.

La justice populaire est devenue une pratique courante, banalisée, dans certains quartiers urbains et ruraux du pays. Ce phénomène, loin d’être nouveau, s’enracine dans une crise de confiance envers les institutions judiciaires, jugées inefficaces.
De nombreux Maliens estiment aujourd’hui que la justice officielle ne répond plus à leurs attentes. Bien que le ministre de la Justice ait récemment affirmé que 72 % des citoyens font confiance à l’institution judiciaire, cette déclaration semble en décalage avec le ressenti quotidien d’une grande partie de la population. Car sur le terrain, les critiques persistent. La lenteur des procédures, corruption perçue chez certains magistrats, libération fréquente de suspects interpellés par la police. Ces dysfonctionnements nourrissent une profonde méfiance.
Ce climat a ouvert la voie à une forme de justice parallèle, où la foule se substitue aux institutions pour punir les présumés délinquants. Les représailles sont souvent brutales, irréversibles, et se déroulent en dehors de tout cadre légal. À Bamako, cette dérive porte un nom sinistre : « article 320 », une expression qui renvoie au coût d’un litre d’essence et d’une boîte d’allumettes, nécessaires pour brûler vif un voleur présumé. Bien que cette pratique datant des événements de mars 1991 ait diminué ces dernières années, elle n’a pas disparu totalement. Elle reste ancrée dans les esprits, et refait surface à la moindre étincelle.
L’une des causes majeures de cette persistance est l’impunité dont bénéficient les auteurs de ces actes collectifs répugnants. Rares sont les cas où des poursuites sont engagées, et même lorsqu’elles le sont, les sanctions ne reflètent pas toujours la gravité des actes commis. Ces agressions se déroulent souvent en plein jour, à visage découvert, parfois même filmées et partagées sur les réseaux sociaux sans que cela n’entraîne de conséquences judiciaires sérieuses. Cette absence de réaction renforce chez certains le sentiment que la violence collective est non seulement tolérée, mais peut aussi être justifiée. Cette absence de sanctions alimente la répétition de ces violences et affaiblit l’autorité de l’appareil judiciaire.
Contrairement à l’impression d’inaction, les autorités judiciaires de la Commune V ont été saisies des événements du mercredi 11 juin 2025 ayant entraîné la mort du jeune rappeur Abdoulaye Macalou dit Lord Makhaveli. La police nationale a mobilisé d’importants moyens pour identifier les présumés auteurs et complices du lynchage. Selon les informations officielles, 61 personnes ont été interpellées et plusieurs motos et véhicules saisis dans le cadre des enquêtes. Des témoins ont été entendus et une reconstitution des faits est en cours. Sans vouloir remuer le couteau dans la plaie, il faut rappeler, comme l’a souligné le directeur régional de la police, qu’il ne suffit parfois de presque rien pour déclencher la colère de la foule. Dans un tel climat, nous devenons tous, potentiellement, des victimes un mot mal placé, une imprudence et même un accident. L’arbitraire et la rapidité avec lesquels la vindicte populaire peut s’abattre sur n’importe qui rappellent à quel point la frontière entre accusé et innocent est fragile lorsque la justice se fait dans la rue.
Son décès a choqué la communauté, mais il s’inscrit dans une longue liste de victimes de la vindicte populaire, dont le nombre exact reste difficile à établir, tant ces actes sont devenus banals et parfois passés sous silence.
Une culture ancrée et normalisée
Au-delà de la méfiance envers la justice formelle, la justice populaire s’est progressivement enracinée dans les mentalités maliennes. Dans de nombreux quartiers urbains comme dans les zones rurales, elle est perçue comme un moyen de dissuasion, voire comme la seule réponse possible face à l’inaction des autorités. Bien que l’État appelle régulièrement la population à ne pas se faire justice elle-même, ces messages restent sans effet. L’absence de fermeté et de sanctions claires entretient cette spirale de violence.
L’incident tragique ayant coûté la vie au jeune rappeur Lord Makhaveli, à proximité d’un commissariat, illustre cruellement cette réalité. Il révèle une société où la frontière entre justice et la violence arbitraire s’efface, exposant chaque citoyen - quel que soit son statut - au risque d’une colère collective, souvent déclenchée par de simples soupçons.
Plus inquiétant encore, cette justice populaire ne fait aucune distinction : des mineurs, accusés de vol de téléphone ou impliqués dans une bagarre, peuvent être frappés à mort sans preuve, sans procès, sans défense. Les faits reprochés ne sont souvent jamais établis, et la foule devient juge, jury et bourreau.
Cette situation installe un climat de peur, où chacun peut devenir victime d’une vindicte fondée sur une rumeur ou une erreur d’identité. Elle traduit une banalisation de la violence collective et constitue une menace grave pour l’État de droit. Le silence ou la passivité des autorités judiciaires ne fait qu’aggraver cette crise de confiance.
Le cas de Lord Makhaveli a choqué, en partie à cause de sa notoriété. Mais des drames similaires se produisent régulièrement, sans écho médiatique ni réaction institutionnelle. Pire, ces actes sont parfois interprétés à travers une lecture fataliste, où tout serait "voulu par Dieu". Une perception qui renforce le sentiment d’impuissance : comment réclamer justice si l’on pense que la mort est une volonté divine ?
Un échec collectif
Cette dérive met en lumière une fracture profonde entre l’image idéalisée d’une société malienne tolérante et solidaire, et la réalité brutale du quotidien. La justice populaire n’est plus perçue comme un fait marginal ; elle s’est installée comme un mode de régulation socialement toléré, parfois même encouragé. Sur les réseaux sociaux, certains n’hésitent pas à justifier le lynchage pour des insultes graves, ou parce qu’il aurait renversé quelqu’un en tentant de fuir ses agresseurs.
Ce glissement vers l’acceptable révèle l’effondrement d’un cadre collectif capable de protéger la vie humaine, quelles que soient les circonstances. En laissant prospérer cette logique de vengeance, nous renonçons à notre humanité commune. Car la justice populaire ne protège personne. Elle expose chacun à l’arbitraire, à la rumeur, à la colère aveugle.
Elle incarne l’exact opposé de ce dont un pays comme le Mali a besoin pour avancer vers la paix, la stabilité et le progrès. Ce drame comme tant d’autres passés sous silence doit nous alerter. Tant que cette forme de justice sera tolérée, aucune vie ne sera réellement en sécurité, et c’est l’ensemble de la société qui s’en trouvera fragilisée.
Il est urgent que les autorités judiciaires sortent de leur silence et fassent preuve de fermeté exemplaire. Une prise de responsabilité claire est attendue, non pas pour réagir sous pression médiatique, mais pour prévenir durablement. La passivité ou les sanctions symboliques ne font que banaliser l’inacceptable.
Nous devons cesser de considérer cette violence comme une fatalité ou comme une réponse légitime à l’inefficacité des institutions. La justice populaire n’est pas une alternative. C’est une menace. Et il revient à tous citoyens, autorités, société civile de la nommer comme telle, et d’y mettre un terme.
Bah Traoré
Chargé de recherche Sahel au Think tank Wathi
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